Accueil > Littérature > Anthologie > H > HUGO Victor (1802-1885) > Tristesse d’Olympio
- N’existons-nous donc plus ? Avons-nous eu notre heure ?
- Rien ne la rendra-t-il à nos cris superflus ?
- L’air joue avec la branche au moment où je pleure ;
- Ma maison me regarde et ne me connaît plus.
- D’autres vont maintenant passer où nous passâmes.
- Nous y sommes venus, d’autres vont y venir ;
- Et le songe qu’avaient ébauché nos deux âmes,
- Ils le continueront sans pouvoir le finir !
- Car personne ici-bas ne termine et n’achève ;
- Les pires des humains sont comme les meilleurs ;
- Nous nous réveillons tous au même endroit du rêve.
- Tout commence en ce monde et tout finit ailleurs.
- Oui, d’autres à leur tour viendront, couples sans tache,
- Puiser dans cet asile heureux, calme, enchanté,
- Tout ce que la nature à l’amour qui se cache
- Mêle de rêverie et de solennité !
- D’autres auront nos champs, nos sentiers, nos retraites ;
- Ton bois, ma bien-aimée, est à des inconnus.
- D’autres femmes viendront, baigneuses indiscrètes,
- Troubler le flot sacré qu’ont touché tes pieds nus !
- Quoi donc ! c’est vainement qu’ici nous nous aimâmes !
- Rien ne nous restera de ces coteaux fleuris
- Où nous fondions notre être en y mêlant nos flammes !
- L’impassible nature a déjà tout repris.
- Oh ! dites-moi, ravins, frais ruisseaux, treilles mûres,
- Rameaux chargés de nids, grottes, forêts, buissons.
- Est-ce que vous ferez pour d’autres vos murmures ?
- Est-ce que vous direz à d’autres vos chansons ?
- Nous vous comprenions tant ! doux, attentifs, austères,
- Tous nos échos s’ouvraient si bien à votre voix !
- Et nous prêtions si bien, sans troubler vos mystères,
- L’oreille aux mots profonds que vous dites parfois !
- Répondez, vallon pur, répondez, solitude,
- O nature abritée en ce désert si beau,
- Lorsque nous dormirons tous deux dans l’attitude
- Que donne aux morts pensifs la forme du tombeau,
- Est-ce que vous serez à ce point insensible
- De nous savoir couchés, morts avec nos amours,
- Et de continuer votre fête paisible,
- Et de toujours sourire et de chanter toujours ?
- Est-ce que, nous sentant errer dans vos retraites,
- Fantômes reconnus par vos monts et vos bois,
- Vous ne nous direz pas de ces choses secrètes
- Qu’on dit en revoyant des amis d’autrefois ?
- Est-ce que vous pourrez, sans tristesse et sans plainte,
- Voir nos ombres flotter où marchèrent nos pas,
- Et la voir m’entraîner, dans une morne étreinte,
- Vers quelque source en pleurs qui sanglote tout bas ?
- Et s’il est quelque part, dans l’ombre où rien ne veille,
- Deux amants sous vos fleurs abritant leurs transports,
- Ne leur irez-vous pas murmurer à l’oreille :
- - Vous qui vivez, donnez une pensée aux morts !
- Dieu nous prête un moment les prés et les fontaines,
- Les grands bois frissonnants, les rocs profonds et sourds
- Et les cieux azurés et les lacs et les plaines,
- Pour y mettre nos coeurs, nos rêves, nos amours ;
- Puis il nous les retire. Il souffle notre flamme ;
- Il plonge dans la nuit l’antre où nous rayonnons ;
- Et dit à la vallée, où s’imprima notre âme,
- D’effacer notre trace et d’oublier nos noms.
- Eh bien ! oubliez-nous, maison, jardin, ombrages !
- Herbe, use notre seuil ! ronce, cache nos pas !
- Chantez, oiseaux ! ruisseaux, coulez ! croissez, feuillages !
- Ceux que vous oubliez ne vous oublieront pas.
- Car vous êtes pour nous l’ombre de l’amour même !
- Vous êtes l’oasis qu’on rencontre en chemin !
- Vous êtes, ô vallon, la retraite suprême
- Où nous avons pleuré nous tenant par la main !
- Toutes les passions s’éloignent avec l’âge,
- L’une emportant son masque et l’autre son couteau,
- Comme un essaim chantant d’histrions en voyage
- Dont le groupe décroît derrière le coteau.
- Mais toi, rien ne t’efface, amour ! toi qui nous charmes,
- Toi qui, torche ou flambeau, luis dans notre brouillard !
- Tu nous tiens par la joie, et surtout par les larmes.
- Jeune homme on te maudit, on t’adore vieillard.
- Dans ces jours où la tête au poids des ans s’incline,
- Où l’homme, sans projets, sans but, sans visions,
- Sent qu’il n’est déjà plus qu’une tombe en ruine
- Où gisent ses vertus et ses illusions ;
- Quand notre âme en rêvant descend dans nos entrailles,
- Comptant dans notre coeur, qu’enfin la glace atteint,
- Comme on compte les morts sur un champ de batailles,
- Chaque douleur tombée et chaque songe éteint,
- Comme quelqu’un qui cherche en tenant une lampe,
- Loin des objets réels, loin du monde rieur,
- Elle arrive à pas lents par une obscure rampe
- Jusqu’au fond désolé du gouffre intérieur ;
- Et là, dans cette nuit qu’aucun rayon n’étoile,
- L’âme, en un repli sombre où tout semble finir,
- Sent quelque chose encor palpiter sous un voile...
- C’est toi qui dors dans l’ombre, ô sacré souvenir ! "
VICTOR HUGO (1802-1885)