Accueil > Littérature > Anthologie > H > HUGO Victor (1802-1885) > L’expiation
- Il neigeait. On était vaincu par sa conquête.
- Pour la première fois l’aigle baissait la tête.
- Sombres jours ! l’empereur revenait lentement,
- Laissant derrière lui brûler Moscou fumant.
- Il neigeait. L’âpre hiver fondait en avalanche.
- Après la plaine blanche une autre plaine blanche.
- On ne connaissait plus les chefs ni le drapeau.
- Hier la grande armée, et maintenant troupeau.
- On ne distinguait plus les ailes ni le centre.
- Il neigeait. Les blessés s’abritaient dans le ventre
- Des chevaux morts ; au seuil des bivouacs désolés
- On voyait des clairons à leur poste gelés,
- Restés debout, en selle et muets, blancs de givre,
- Collant leur bouche en pierre aux trompettes de cuivre.
- Boulets, mitraille, obus, mêlés aux flocons blancs,
- Pleuvaient ; les grenadiers, surpris d’être tremblants,
- Marchaient pensifs, la glace à leur moustache grise.
- Il neigeait, il neigeait toujours ! La froide bise
- Sifflait ; sur le verglas, dans des lieux inconnus,
- On n’avait pas de pain et l’on allait pieds nus.
- Ce n’étaient plus des cœurs vivants, des gens de guerre :
- C’était un rêve errant dans la brume, un mystère,
- Une procession d’ombres sous le ciel noir.
- La solitude vaste, épouvantable à voir,
- Partout apparaissait, muette vengeresse.
- Le ciel faisait sans bruit avec la neige épaisse
- Pour cette immense armée un immense linceul.
- Et chacun se sentant mourir, on était seul.
- - Sortira-t-on jamais de ce funeste empire ?
- Deux ennemis ! le czar, le nord. Le nord est pire.
- On jetait les canons pour brûler les affûts.
- Qui se couchait, mourait. Groupe morne et confus,
- Ils fuyaient ; le désert dévorait le cortège.
- On pouvait, à des plis qui soulevaient la neige,
- Voir que des régiments s’étaient endormis là.
- Ô chutes d’Annibal ! lendemains d’Attila !
- Fuyards, blessés, mourants, caissons, brancards, civières,
- On s’écrasait aux ponts pour passer les rivières,
- On s’endormait dix mille, on se réveillait cent.
- Ney, que suivait naguère une armée, à présent
- S’évadait, disputant sa montre à trois cosaques.
- Toutes les nuits, qui vive ! alerte, assauts ! attaques !
- Ces fantômes prenaient leur fusil, et sur eux
- Ils voyaient se ruer, effrayants, ténébreux,
- Avec des cris pareils aux voix des vautours chauves,
- D’horribles escadrons, tourbillons d’hommes fauves.
- Toute une armée ainsi dans la nuit se perdait.
- L’empereur était là, debout, qui regardait.
- Il était comme un arbre en proie à la cognée.
- Sur ce géant, grandeur jusqu’alors épargnée,
- Le malheur, bûcheron sinistre, était monté ;
- Et lui, chêne vivant, par la hache insulté,
- Tressaillant sous le spectre aux lugubres revanches,
- Il regardait tomber autour de lui ses branches.
- Chefs, soldats, tous mouraient. Chacun avait son tour.
- Tandis qu’environnant sa tente avec amour,
- Voyant son ombre aller et venir sur la toile,
- Ceux qui restaient, croyant toujours à son étoile,
- Accusaient le destin de lèse-majesté,
- Lui se sentit soudain dans l’âme épouvanté.
- Stupéfait du désastre et ne sachant que croire,
- L’empereur se tourna vers Dieu ; l’homme de gloire
- Trembla ; Napoléon comprit qu’il expiait
- Quelque chose peut-être, et, livide, inquiet,
- Devant ses légions sur la neige semées :
- « Est-ce le châtiment, dit-il. Dieu des armées ? »
- Alors il s’entendit appeler par son nom
- Et quelqu’un qui parlait dans l’ombre lui dit : Non.
- Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! morne plaine !
- Comme une onde qui bout dans une urne trop pleine,
- Dans ton cirque de bois, de coteaux, de vallons,
- La pâle mort mêlait les sombres bataillons.
- D’un côté c’est l’Europe et de l’autre la France.
- Choc sanglant ! des héros Dieu trompait l’espérance ;
- Tu désertais, victoire, et le sort était las.
- O Waterloo ! je pleure et je m’arrête, hélas !
- Car ces derniers soldats de la dernière guerre
- Furent grands ; ils avaient vaincu toute la terre,
- Chassé vingt rois, passé les Alpes et le Rhin,
- Et leur âme chantait dans les clairons d’airain !
- Le soir tombait ; la lutte était ardente et noire.
- Il avait l’offensive et presque la victoire ;
- Il tenait Wellington acculé sur un bois.
- Sa lunette à la main, il observait parfois
- Le centre du combat, point obscur où tressaille
- La mêlée, effroyable et vivante broussaille,
- Et parfois l’horizon, sombre comme la mer.
- Soudain, joyeux, il dit : Grouchy ! - C’était Blücher.
- L’espoir changea de camp, le combat changea d’âme,
- La mêlée en hurlant grandit comme une flamme.
- La batterie anglaise écrasa nos carrés.
- La plaine, où frissonnaient les drapeaux déchirés,
- Ne fut plus, dans les cris des mourants qu’on égorge,
- Qu’un gouffre flamboyant, rouge comme une forge ;
- Gouffre où les régiments comme des pans de murs
- Tombaient, où se couchaient comme des épis mûrs
- Les hauts tambours-majors aux panaches énormes,
- Où l’on entrevoyait des blessures difformes !
- Carnage affreux ! moment fatal ! L’homme inquiet
- Sentit que la bataille entre ses mains pliait.
- Derrière un mamelon la garde était massée.
- La garde, espoir suprême et suprême pensée !
- « Allons ! faites donner la garde ! » cria-t-il.
- Et, lanciers, grenadiers aux guêtres de coutil,
- Dragons que Rome eût pris pour des légionnaires,
- Cuirassiers, canonniers qui traînaient des tonnerres,
- Portant le noir colback ou le casque poli,
- Tous, ceux de Friedland et ceux de Rivoli,
- Comprenant qu’ils allaient mourir dans cette fête,
- Saluèrent leur dieu, debout dans la tempête.
- Leur bouche, d’un seul cri, dit : vive l’empereur !
- Puis, à pas lents, musique en tête, sans fureur,
- Tranquille, souriant à la mitraille anglaise,
- La garde impériale entra dans la fournaise.
- Hélas ! Napoléon, sur sa garde penché,
- Regardait, et, sitôt qu’ils avaient débouché
- Sous les sombres canons crachant des jets de soufre,
- Voyait, l’un après l’autre, en cet horrible gouffre,
- Fondre ces régiments de granit et d’acier
- Comme fond une cire au souffle d’un brasier.
- Ils allaient, l’arme au bras, front haut, graves, stoïques.
- Pas un ne recula. Dormez, morts héroïques !
- Le reste de l’armée hésitait sur leurs corps
- Et regardait mourir la garde. - C’est alors
- Qu’élevant tout à coup sa voix désespérée,
- La Déroute, géante à la face effarée
- Qui, pâle, épouvantant les plus fiers bataillons,
- Changeant subitement les drapeaux en haillons,
- A de certains moments, spectre fait de fumées,
- Se lève grandissante au milieu des armées,
- La Déroute apparut au soldat qui s’émeut,
- Et, se tordant les bras, cria : Sauve qui peut !
- Sauve qui peut ! - affront ! horreur ! - toutes les bouches
- Criaient ; à travers champs, fous, éperdus, farouches,
- Comme si quelque souffle avait passé sur eux.
- Parmi les lourds caissons et les fourgons poudreux,
- Roulant dans les fossés, se cachant dans les seigles,
- Jetant shakos, manteaux, fusils, jetant les aigles,
- Sous les sabres prussiens, ces vétérans, ô deuil !
- Tremblaient, hurlaient, pleuraient, couraient ! - En un clin d’œil,
- Comme s’envole au vent une paille enflammée,
- S’évanouit ce bruit qui fut la grande armée,
- Et cette plaine, hélas, où l’on rêve aujourd’hui,
- Vit fuir ceux devant qui l’univers avait fui !
- Quarante ans sont passés, et ce coin de la terre,
- Waterloo, ce plateau funèbre et solitaire,
- Ce champ sinistre où Dieu mêla tant de néants,
- Tremble encor d’avoir vu la fuite des géants !
- Napoléon les vit s’écouler comme un fleuve ;
- Hommes, chevaux, tambours, drapeaux ; - et dans l’épreuve
- Sentant confusément revenir son remords,
- Levant les mains au ciel, il dit : « Mes soldats morts,
- Moi vaincu ! mon empire est brisé comme verre.
- Est-ce le châtiment cette fois, Dieu sévère ? »
- Alors parmi les cris, les rumeurs, le canon,
- Il entendit la voix qui lui répondait : Non !…
Victor HUGO (1802-1885)