Accueil > Littérature > Anthologie > H > HUGO Victor (1802-1885) > Booz endormi
- Booz s’était couché de fatigue accablé ;
- Il avait tout le jour travaillé dans son aire ;
- Puis avait fait son lit à sa place ordinaire ;
- Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé.
- Ce vieillard possédait des champs de blés et d’orge ;
- Il était, quoique riche, à la justice enclin ;
- Il n’avait pas de fange en l’eau de son moulin ;
- Il n’avait pas d’enfer dans le feu de sa forge.
- Sa barbe était d’argent comme un ruisseau d’avril.
- Sa gerbe n’était point avare ni haineuse ;
- Quand il voyait passer quelque pauvre glaneuse :
- - Laissez tomber exprès des épis, disait-il.
- Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques,
- Vêtu de probité candide et de lin blanc ;
- Et, toujours du côté des pauvres ruisselant,
- Ses sacs de grains semblaient des fontaines publiques.
- Booz était bon maître et fidèle parent ;
- Il était généreux, quoiqu’il fût économe ;
- Les femmes regardaient Booz plus qu’un jeune homme,
- Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.
- Le vieillard, qui revient vers la source première,
- Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ;
- Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,
- Mais dans l’oeil du vieillard on voit de la lumière.
- Donc, Booz dans la nuit dormait parmi les siens ;
- Près des meules, qu’on eût prises pour des décombres,
- Les moissonneurs couchés faisaient des groupes sombres ;
- Et ceci se passait dans des temps très anciens.
- Les tribus d’Israël avaient pour chef un juge ;
- La terre, où l’homme errait sous la tente, inquiet
- Des empreintes de pieds de géants qu’il voyait,
- Etait mouillée encore et molle du déluge.
- Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,
- Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée ;
- Or, la porte du ciel s’étant entre-bâillée
- Au-dessus de sa tête, un songe en descendit.
- Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne
- Qui, sorti de son ventre, allait jusqu’au ciel bleu ;
- Une race y montait comme une longue chaîne ;
- Un roi chantait en bas, en haut mourait un dieu.
- Et Booz murmurait avec la voix de l’âme :
- " Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ?
- Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingt,
- Et je n’ai pas de fils, et je n’ai plus de femme.
- " Voilà longtemps que celle avec qui j’ai dormi,
- O Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre ;
- Et nous sommes encor tout mêlés l’un à l’autre,
- Elle à demi vivante et moi mort à demi.
- " Une race naîtrait de moi ! Comment le croire ?
- Comment se pourrait-il que j’eusse des enfants ?
- Quand on est jeune, on a des matins triomphants ;
- Le jour sort de la nuit comme d’une victoire ;
- Mais vieux, on tremble ainsi qu’à l’hiver le bouleau ;
- Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe,
- Et je courbe, ô mon Dieu ! mon âme vers la tombe,
- Comme un boeuf ayant soif penche son front vers l’eau. "
- Ainsi parlait Booz dans le rêve et l’extase,
- Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noyés ;
- Le cèdre ne sent pas une rose à sa base,
- Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds.
- Pendant qu’il sommeillait, Ruth, une moabite,
- S’était couchée aux pieds de Booz, le sein nu,
- Espérant on ne sait quel rayon inconnu,
- Quand viendrait du réveil la lumière subite.
- Booz ne savait point qu’une femme était là,
- Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d’elle.
- Un frais parfum sortait des touffes d’asphodèle ;
- Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.
- L’ombre était nuptiale, auguste et solennelle ;
- Les anges y volaient sans doute obscurément,
- Car on voyait passer dans la nuit, par moment,
- Quelque chose de bleu qui paraissait une aile.
- La respiration de Booz qui dormait
- Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse.
- On était dans le mois où la nature est douce,
- Les collines ayant des lys sur leur sommet.
- Ruth songeait et Booz dormait ; l’herbe était noire ;
- Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ;
- Une immense bonté tombait du firmament ;
- C’était l’heure tranquille où les lions vont boire.
- Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;
- Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
- Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre
- Brillait à l’occident, et Ruth se demandait,
- Immobile, ouvrant l’oeil à moitié sous ses voiles,
- Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été,
- Avait, en s’en allant, négligemment jeté
- Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.