Accueil > Littérature > Anthologie > H > HUGO Victor (1802-1885) > A Villequier
- Maintenant que Paris, ses pavés et ses marbres,
- Et sa brume et ses toits sont bien loin de mes yeux ;
- Maintenant que je suis sous les branches des arbres,
- Et que je puis songer à la beauté des cieux ;
- Maintenant que du deuil qui m’a fait l’âme obscure
- Je sors, pâle et vainqueur,
- Et que je sens la paix de la grande nature
- Qui m’entre dans le cœur ;
- Maintenant que je puis, assis au bord des ondes,
- Emu par ce superbe et tranquille horizon,
- Examiner en moi les vérités profondes
- Et regarder les fleurs qui sont dans le gazon ;
- Maintenant, ô mon Dieu ! que j’ai ce calme sombre
- De pouvoir désormais
- Voir de mes yeux la pierre où je sais que dans l’ombre
- Elle dort pour jamais ;
- Maintenant qu’attendri par ces divins spectacles,
- Plaines, forêts, rochers, vallons, fleuve argenté,
- Voyant ma petitesse et voyant vos miracles,
- Je reprends ma raison devant l’immensité ;
- Je viens à vous, Seigneur, père auquel il faut croire ;
- Je vous porte, apaisé,
- Les morceaux de ce cœur tout plein de votre gloire
- Que vous avez brisé ;
- Je viens à vous, Seigneur ! confessant que vous êtes
- Bon, clément, indulgent et doux, ô Dieu vivant !
- Je conviens que vous seul savez ce que vous faites,
- Et que l’homme n’est rien qu’un jonc qui tremble au vent ;
- Je dis que le tombeau qui sur les morts se ferme
- Ouvre le firmament ;
- Et que ce qu’ici-bas nous prenons pour le terme
- Est le commencement ;
- Je conviens à genoux que vous seul, père auguste,
- Possédez l’infini, le réel, l’absolu ;
- Je conviens qu’il est bon, je conviens qu’il est juste
- Que mon cœur ait saigné, puisque Dieu l’a voulu !
- Je ne résiste plus à tout ce qui m’arrive
- Par votre volonté.
- L’âme de deuils en deuils, l’homme de rive en rive,
- Roule à l’éternité.
- Nous ne voyons jamais qu’un seul côté des choses ;
- L’autre plonge en la nuit d’un mystère effrayant.
- L’homme subit le joug sans connaître les causes.
- Tout ce qu’il voit est court, inutile et fuyant.
- Vous faites revenir toujours la solitude
- Autour de tous ses pas.
- Vous n’avez pas voulu qu’il eût la certitude
- Ni la joie ici-bas !
- Dès qu’il possède un bien, le sort le lui retire.
- Rien ne lui fut donné, dans ses rapides jours,
- Pour qu’il s’en puisse faire une demeure, et dire :
- C’est ici ma maison, mon champ et mes amours !
- Il doit voir peu de temps tout ce que ses yeux voient ;
- Il vieillit sans soutiens.
- Puisque ces choses sont, c’est qu’il faut qu’elles soient ;
- J’en conviens, j’en conviens !
- Le monde est sombre, ô Dieu ! l’immuable harmonie
- Se compose des pleurs aussi bien que des chants ;
- L’homme n’est qu’un atome en cette ombre infinie,
- Nuit où montent les bons, où tombent les méchants.
- Je sais que vous avez bien autre chose à faire
- Que de nous plaindre tous,
- Et qu’un enfant qui meurt, désespoir de sa mère,
- Ne vous fait rien, à vous !
- Je sais que le fruit tombe au vent qui le secoue,
- Que l’oiseau perd sa plume et la fleur son parfum ;
- Que la création est une grande roue
- Qui ne peut se mouvoir sans écraser quelqu’un ;
- Les mois, les jours, les flots des mers, les yeux qui pleurent,
- Passent sous le ciel bleu ;
- Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent ;
- Je le sais, ô mon Dieu !
- Dans vos cieux, au-delà de la sphère des nues,
- Au fond de cet azur immobile et dormant,
- Peut-être faites-vous des choses inconnues
- Où la douleur de l’homme entre comme élément.
- Peut-être est-il utile à vos desseins sans nombre
- Que des êtres charmants
- S’en aillent, emportés par le tourbillon sombre
- Des noirs événements.
- Nos destins ténébreux vont sous des lois immenses
- Que rien ne déconcerte et que rien n’attendrit.
- Vous ne pouvez avoir de subites clémences
- Qui dérangent le monde, ô Dieu, tranquille esprit !
- Je vous supplie, ô Dieu ! de regarder mon âme,
- Et de considérer
- Qu’humble comme un enfant et doux comme une femme,
- Je viens vous adorer !
- Considérez encor que j’avais, dès l’aurore,
- Travaillé, combattu, pensé, marché, lutté,
- Expliquant la nature à l’homme qui l’ignore,
- Eclairant toute chose avec votre clarté ;
- Que j’avais, affrontant la haine et la colère,
- Fait ma tâche ici-bas,
- Que je ne pouvais pas m’attendre à ce salaire,
- Que je ne pouvais pas
- Prévoir que, vous aussi, sur ma tête qui ploie
- Vous appesantiriez votre bras triomphant,
- Et que, vous qui voyiez comme j’ai peu de joie,
- Vous me reprendriez si vite mon enfant !
- Qu’une âme ainsi frappée à se plaindre est sujette,
- Que j’ai pu blasphémer,
- Et vous jeter mes cris comme un enfant qui jette
- Une pierre à la mer !
- Considérez qu’on doute, ô mon Dieu ! quand on souffre,
- Que l’œil qui pleure trop finit par s’aveugler,
- Qu’un être que son deuil plonge au plus noir du gouffre,
- Quand il ne vous voit plus, ne peut vous contempler,
- Et qu’il ne se peut pas que l’homme, lorsqu’il sombre
- Dans les afflictions,
- Ait présente à l’esprit la sérénité sombre
- Des constellations !
- Aujourd’hui, moi qui fus faible comme une mère,
- Je me courbe à vos pieds devant vos cieux ouverts.
- Je me sens éclairé dans ma douleur amère
- Par un meilleur regard jeté sur l’univers.
- Seigneur, je reconnais que l’homme est en délire
- S’il ose murmurer ;
- Je cesse d’accuser, je cesse de maudire,
- Mais laissez-moi pleurer !
- Hélas ! laissez les pleurs couler de ma paupière,
- Puisque vous avez fait les hommes pour cela !
- Laissez-moi me pencher sur cette froide pierre
- Et dire à mon enfant : Sens-tu que je suis là ?
- Laissez-moi lui parler, incliné sur ses restes,
- Le soir, quand tout se tait,
- Comme si, dans sa nuit rouvrant ses yeux célestes,
- Cet ange m’écoutait !
- Hélas ! vers le passé tournant un œil d’envie,
- Sans que rien ici-bas puisse m’en consoler,
- Je regarde toujours ce moment de ma vie
- Où je l’ai vue ouvrir son aile et s’envoler !
- Je verrai cet instant jusqu’à ce que je meure,
- L’instant, pleurs superflus !
- Où je criai : L’enfant que j’avais tout à l’heure,
- Quoi donc ! je ne l’ai plus !
- Ne vous irritez pas que je sois de la sorte,
- Ô mon Dieu ! cette plaie a si longtemps saigné !
- L’angoisse dans mon âme est toujours la plus forte,
- Et mon cœur est soumis, mais n’est pas résigné.
- Ne vous irritez pas ! fronts que le deuil réclame,
- Mortels sujets aux pleurs,
- Il nous est malaisé de retirer notre âme
- De ces grandes douleurs.
- Voyez-vous, nos enfants nous sont bien nécessaires,
- Seigneur ; quand on a vu dans sa vie, un matin,
- Au milieu des ennuis, des peines, des misères,
- Et de l’ombre que fait sur nous notre destin,
- Apparaître un enfant, tête chère et sacrée,
- Petit être joyeux,
- Si beau, qu’on a cru voir s’ouvrir à son entrée
- Une porte des cieux ;
- Quand on a vu, seize ans, de cet autre soi-même
- Croître la grâce aimable et la douce raison,
- Lorsqu’on a reconnu que cet enfant qu’on aime
- Fait le jour dans notre âme et dans notre maison,
- Que c’est la seule joie ici-bas qui persiste
- De tout ce qu’on rêva,
- Considérez que c’est une chose bien triste
- De le voir qui s’en va !