- Perrette sur sa tête ayant un Pot au lait
- Bien posé sur un coussinet,
- Prétendait arriver sans encombre à la ville.
- Légère et court vêtue elle allait à grands pas ;
- Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,
- Cotillon simple, et souliers plats.
- Notre laitière ainsi troussée
- Comptait déjà dans sa pensée
- Tout le prix de son lait, en employait l’argent,
- Achetait un cent d’oeufs, faisait triple couvée ;
- La chose allait à bien par son soin diligent.
- Il m’est, disait-elle, facile,
- D’élever des poulets autour de ma maison :
- Le Renard sera bien habile,
- S’il ne m’en laisse assez pour avoir un cochon.
- Le porc à s’engraisser coûtera peu de son ;
- Il était quand je l’eus de grosseur raisonnable :
- J’aurai le revendant de l’argent bel et bon.
- Et qui m’empêchera de mettre en notre étable,
- Vu le prix dont il est, une vache et son veau,
- Que je verrai sauter au milieu du troupeau ?
- Perrette là-dessus saute aussi, transportée.
- Le lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couvée ;
- La dame de ces biens, quittant d’un oeil marri
- Sa fortune ainsi répandue,
- Va s’excuser à son mari
- En grand danger d’être battue.
- Le récit en farce en fut fait ;
- On l’appela le Pot au lait.
- Quel esprit ne bat la campagne ?
- Qui ne fait châteaux en Espagne ?
- Picrochole, Pyrrhus, la Laitière, enfin tous,
- Autant les sages que les fous ?
- Chacun songe en veillant, il n’est rien de plus doux :
- Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes :
- Tout le bien du monde est à nous,
- Tous les honneurs, toutes les femmes.
- Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi ;
- Je m’écarte, je vais détrôner le Sophi ;
- On m’élit roi, mon peuple m’aime ;
- Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant :
- Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même ;
- Je suis gros Jean comme devant.
Jean de LA FONTAINE (1621-1695) Fables, VII, 9