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Tristesse d’Olympio

dimanche 18 décembre 2011, par Silvestre Baudrillart

  • N’existons-nous donc plus ? Avons-nous eu notre heure ?
  • Rien ne la rendra-t-il à nos cris superflus ?
  • L’air joue avec la branche au moment où je pleure ;
  • Ma maison me regarde et ne me connaît plus.
  • D’autres vont maintenant passer où nous passâmes.
  • Nous y sommes venus, d’autres vont y venir ;
  • Et le songe qu’avaient ébauché nos deux âmes,
  • Ils le continueront sans pouvoir le finir !
  • Car personne ici-bas ne termine et n’achève ;
  • Les pires des humains sont comme les meilleurs ;
  • Nous nous réveillons tous au même endroit du rêve.
  • Tout commence en ce monde et tout finit ailleurs.
  • Oui, d’autres à leur tour viendront, couples sans tache,
  • Puiser dans cet asile heureux, calme, enchanté,
  • Tout ce que la nature à l’amour qui se cache
  • Mêle de rêverie et de solennité !
  • D’autres auront nos champs, nos sentiers, nos retraites ;
  • Ton bois, ma bien-aimée, est à des inconnus.
  • D’autres femmes viendront, baigneuses indiscrètes,
  • Troubler le flot sacré qu’ont touché tes pieds nus !
  • Quoi donc ! c’est vainement qu’ici nous nous aimâmes !
  • Rien ne nous restera de ces coteaux fleuris
  • Où nous fondions notre être en y mêlant nos flammes !
  • L’impassible nature a déjà tout repris.
  • Oh ! dites-moi, ravins, frais ruisseaux, treilles mûres,
  • Rameaux chargés de nids, grottes, forêts, buissons.
  • Est-ce que vous ferez pour d’autres vos murmures ?
  • Est-ce que vous direz à d’autres vos chansons ?
  • Nous vous comprenions tant ! doux, attentifs, austères,
  • Tous nos échos s’ouvraient si bien à votre voix !
  • Et nous prêtions si bien, sans troubler vos mystères,
  • L’oreille aux mots profonds que vous dites parfois !
  • Répondez, vallon pur, répondez, solitude,
  • O nature abritée en ce désert si beau,
  • Lorsque nous dormirons tous deux dans l’attitude
  • Que donne aux morts pensifs la forme du tombeau,
  • Est-ce que vous serez à ce point insensible
  • De nous savoir couchés, morts avec nos amours,
  • Et de continuer votre fête paisible,
  • Et de toujours sourire et de chanter toujours ?
  • Est-ce que, nous sentant errer dans vos retraites,
  • Fantômes reconnus par vos monts et vos bois,
  • Vous ne nous direz pas de ces choses secrètes
  • Qu’on dit en revoyant des amis d’autrefois ?
  • Est-ce que vous pourrez, sans tristesse et sans plainte,
  • Voir nos ombres flotter où marchèrent nos pas,
  • Et la voir m’entraîner, dans une morne étreinte,
  • Vers quelque source en pleurs qui sanglote tout bas ?
  • Et s’il est quelque part, dans l’ombre où rien ne veille,
  • Deux amants sous vos fleurs abritant leurs transports,
  • Ne leur irez-vous pas murmurer à l’oreille :
  • - Vous qui vivez, donnez une pensée aux morts !
  • Dieu nous prête un moment les prés et les fontaines,
  • Les grands bois frissonnants, les rocs profonds et sourds
  • Et les cieux azurés et les lacs et les plaines,
  • Pour y mettre nos coeurs, nos rêves, nos amours ;
  • Puis il nous les retire. Il souffle notre flamme ;
  • Il plonge dans la nuit l’antre où nous rayonnons ;
  • Et dit à la vallée, où s’imprima notre âme,
  • D’effacer notre trace et d’oublier nos noms.
  • Eh bien ! oubliez-nous, maison, jardin, ombrages !
  • Herbe, use notre seuil ! ronce, cache nos pas !
  • Chantez, oiseaux ! ruisseaux, coulez ! croissez, feuillages !
  • Ceux que vous oubliez ne vous oublieront pas.
  • Car vous êtes pour nous l’ombre de l’amour même !
  • Vous êtes l’oasis qu’on rencontre en chemin !
  • Vous êtes, ô vallon, la retraite suprême
  • Où nous avons pleuré nous tenant par la main !
  • Toutes les passions s’éloignent avec l’âge,
  • L’une emportant son masque et l’autre son couteau,
  • Comme un essaim chantant d’histrions en voyage
  • Dont le groupe décroît derrière le coteau.
  • Mais toi, rien ne t’efface, amour ! toi qui nous charmes,
  • Toi qui, torche ou flambeau, luis dans notre brouillard !
  • Tu nous tiens par la joie, et surtout par les larmes.
  • Jeune homme on te maudit, on t’adore vieillard.
  • Dans ces jours où la tête au poids des ans s’incline,
  • Où l’homme, sans projets, sans but, sans visions,
  • Sent qu’il n’est déjà plus qu’une tombe en ruine
  • Où gisent ses vertus et ses illusions ;
  • Quand notre âme en rêvant descend dans nos entrailles,
  • Comptant dans notre coeur, qu’enfin la glace atteint,
  • Comme on compte les morts sur un champ de batailles,
  • Chaque douleur tombée et chaque songe éteint,
  • Comme quelqu’un qui cherche en tenant une lampe,
  • Loin des objets réels, loin du monde rieur,
  • Elle arrive à pas lents par une obscure rampe
  • Jusqu’au fond désolé du gouffre intérieur ;
  • Et là, dans cette nuit qu’aucun rayon n’étoile,
  • L’âme, en un repli sombre où tout semble finir,
  • Sent quelque chose encor palpiter sous un voile...
  • C’est toi qui dors dans l’ombre, ô sacré souvenir ! "

VICTOR HUGO (1802-1885)