Accueil > Littérature > Anthologie > H > HUGO Victor (1802-1885) > L’expiation

L’expiation

dimanche 18 décembre 2011, par Silvestre Baudrillart

  • Il neigeait. On était vaincu par sa conquête.
  • Pour la première fois l’aigle baissait la tête.
  • Sombres jours ! l’empereur revenait lentement,
  • Laissant derrière lui brûler Moscou fumant.
  • Il neigeait. L’âpre hiver fondait en avalanche.
  • Après la plaine blanche une autre plaine blanche.
  • On ne connaissait plus les chefs ni le drapeau.
  • Hier la grande armée, et maintenant troupeau.
  • On ne distinguait plus les ailes ni le centre.
  • Il neigeait. Les blessés s’abritaient dans le ventre
  • Des chevaux morts ; au seuil des bivouacs désolés
  • On voyait des clairons à leur poste gelés,
  • Restés debout, en selle et muets, blancs de givre,
  • Collant leur bouche en pierre aux trompettes de cuivre.
  • Boulets, mitraille, obus, mêlés aux flocons blancs,
  • Pleuvaient ; les grenadiers, surpris d’être tremblants,
  • Marchaient pensifs, la glace à leur moustache grise.
  • Il neigeait, il neigeait toujours ! La froide bise
  • Sifflait ; sur le verglas, dans des lieux inconnus,
  • On n’avait pas de pain et l’on allait pieds nus.
  • Ce n’étaient plus des cœurs vivants, des gens de guerre :
  • C’était un rêve errant dans la brume, un mystère,
  • Une procession d’ombres sous le ciel noir.
  • La solitude vaste, épouvantable à voir,
  • Partout apparaissait, muette vengeresse.
  • Le ciel faisait sans bruit avec la neige épaisse
  • Pour cette immense armée un immense linceul.
  • Et chacun se sentant mourir, on était seul.
  • - Sortira-t-on jamais de ce funeste empire ?
  • Deux ennemis ! le czar, le nord. Le nord est pire.
  • On jetait les canons pour brûler les affûts.
  • Qui se couchait, mourait. Groupe morne et confus,
  • Ils fuyaient ; le désert dévorait le cortège.
  • On pouvait, à des plis qui soulevaient la neige,
  • Voir que des régiments s’étaient endormis là.
  • Ô chutes d’Annibal ! lendemains d’Attila !
  • Fuyards, blessés, mourants, caissons, brancards, civières,
  • On s’écrasait aux ponts pour passer les rivières,
  • On s’endormait dix mille, on se réveillait cent.
  • Ney, que suivait naguère une armée, à présent
  • S’évadait, disputant sa montre à trois cosaques.
  • Toutes les nuits, qui vive ! alerte, assauts ! attaques !
  • Ces fantômes prenaient leur fusil, et sur eux
  • Ils voyaient se ruer, effrayants, ténébreux,
  • Avec des cris pareils aux voix des vautours chauves,
  • D’horribles escadrons, tourbillons d’hommes fauves.
  • Toute une armée ainsi dans la nuit se perdait.
  • L’empereur était là, debout, qui regardait.
  • Il était comme un arbre en proie à la cognée.
  • Sur ce géant, grandeur jusqu’alors épargnée,
  • Le malheur, bûcheron sinistre, était monté ;
  • Et lui, chêne vivant, par la hache insulté,
  • Tressaillant sous le spectre aux lugubres revanches,
  • Il regardait tomber autour de lui ses branches.
  • Chefs, soldats, tous mouraient. Chacun avait son tour.
  • Tandis qu’environnant sa tente avec amour,
  • Voyant son ombre aller et venir sur la toile,
  • Ceux qui restaient, croyant toujours à son étoile,
  • Accusaient le destin de lèse-majesté,
  • Lui se sentit soudain dans l’âme épouvanté.
  • Stupéfait du désastre et ne sachant que croire,
  • L’empereur se tourna vers Dieu ; l’homme de gloire
  • Trembla ; Napoléon comprit qu’il expiait
  • Quelque chose peut-être, et, livide, inquiet,
  • Devant ses légions sur la neige semées :
  • « Est-ce le châtiment, dit-il. Dieu des armées ? »
  • Alors il s’entendit appeler par son nom
  • Et quelqu’un qui parlait dans l’ombre lui dit : Non.
  • Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! morne plaine !
  • Comme une onde qui bout dans une urne trop pleine,
  • Dans ton cirque de bois, de coteaux, de vallons,
  • La pâle mort mêlait les sombres bataillons.
  • D’un côté c’est l’Europe et de l’autre la France.
  • Choc sanglant ! des héros Dieu trompait l’espérance ;
  • Tu désertais, victoire, et le sort était las.
  • O Waterloo ! je pleure et je m’arrête, hélas !
  • Car ces derniers soldats de la dernière guerre
  • Furent grands ; ils avaient vaincu toute la terre,
  • Chassé vingt rois, passé les Alpes et le Rhin,
  • Et leur âme chantait dans les clairons d’airain !
  • Le soir tombait ; la lutte était ardente et noire.
  • Il avait l’offensive et presque la victoire ;
  • Il tenait Wellington acculé sur un bois.
  • Sa lunette à la main, il observait parfois
  • Le centre du combat, point obscur où tressaille
  • La mêlée, effroyable et vivante broussaille,
  • Et parfois l’horizon, sombre comme la mer.
  • Soudain, joyeux, il dit : Grouchy ! - C’était Blücher.
  • L’espoir changea de camp, le combat changea d’âme,
  • La mêlée en hurlant grandit comme une flamme.
  • La batterie anglaise écrasa nos carrés.
  • La plaine, où frissonnaient les drapeaux déchirés,
  • Ne fut plus, dans les cris des mourants qu’on égorge,
  • Qu’un gouffre flamboyant, rouge comme une forge ;
  • Gouffre où les régiments comme des pans de murs
  • Tombaient, où se couchaient comme des épis mûrs
  • Les hauts tambours-majors aux panaches énormes,
  • Où l’on entrevoyait des blessures difformes !
  • Carnage affreux ! moment fatal ! L’homme inquiet
  • Sentit que la bataille entre ses mains pliait.
  • Derrière un mamelon la garde était massée.
  • La garde, espoir suprême et suprême pensée !
  • « Allons ! faites donner la garde ! » cria-t-il.
  • Et, lanciers, grenadiers aux guêtres de coutil,
  • Dragons que Rome eût pris pour des légionnaires,
  • Cuirassiers, canonniers qui traînaient des tonnerres,
  • Portant le noir colback ou le casque poli,
  • Tous, ceux de Friedland et ceux de Rivoli,
  • Comprenant qu’ils allaient mourir dans cette fête,
  • Saluèrent leur dieu, debout dans la tempête.
  • Leur bouche, d’un seul cri, dit : vive l’empereur !
  • Puis, à pas lents, musique en tête, sans fureur,
  • Tranquille, souriant à la mitraille anglaise,
  • La garde impériale entra dans la fournaise.
  • Hélas ! Napoléon, sur sa garde penché,
  • Regardait, et, sitôt qu’ils avaient débouché
  • Sous les sombres canons crachant des jets de soufre,
  • Voyait, l’un après l’autre, en cet horrible gouffre,
  • Fondre ces régiments de granit et d’acier
  • Comme fond une cire au souffle d’un brasier.
  • Ils allaient, l’arme au bras, front haut, graves, stoïques.
  • Pas un ne recula. Dormez, morts héroïques !
  • Le reste de l’armée hésitait sur leurs corps
  • Et regardait mourir la garde. - C’est alors
  • Qu’élevant tout à coup sa voix désespérée,
  • La Déroute, géante à la face effarée
  • Qui, pâle, épouvantant les plus fiers bataillons,
  • Changeant subitement les drapeaux en haillons,
  • A de certains moments, spectre fait de fumées,
  • Se lève grandissante au milieu des armées,
  • La Déroute apparut au soldat qui s’émeut,
  • Et, se tordant les bras, cria : Sauve qui peut !
  • Sauve qui peut ! - affront ! horreur ! - toutes les bouches
  • Criaient ; à travers champs, fous, éperdus, farouches,
  • Comme si quelque souffle avait passé sur eux.
  • Parmi les lourds caissons et les fourgons poudreux,
  • Roulant dans les fossés, se cachant dans les seigles,
  • Jetant shakos, manteaux, fusils, jetant les aigles,
  • Sous les sabres prussiens, ces vétérans, ô deuil !
  • Tremblaient, hurlaient, pleuraient, couraient ! - En un clin d’œil,
  • Comme s’envole au vent une paille enflammée,
  • S’évanouit ce bruit qui fut la grande armée,
  • Et cette plaine, hélas, où l’on rêve aujourd’hui,
  • Vit fuir ceux devant qui l’univers avait fui !
  • Quarante ans sont passés, et ce coin de la terre,
  • Waterloo, ce plateau funèbre et solitaire,
  • Ce champ sinistre où Dieu mêla tant de néants,
  • Tremble encor d’avoir vu la fuite des géants !
  • Napoléon les vit s’écouler comme un fleuve ;
  • Hommes, chevaux, tambours, drapeaux ; - et dans l’épreuve
  • Sentant confusément revenir son remords,
  • Levant les mains au ciel, il dit : « Mes soldats morts,
  • Moi vaincu ! mon empire est brisé comme verre.
  • Est-ce le châtiment cette fois, Dieu sévère ? »
  • Alors parmi les cris, les rumeurs, le canon,
  • Il entendit la voix qui lui répondait : Non !…

Victor HUGO (1802-1885)

Documents joints