Accueil > Littérature > Anthologie > A > APOLLINAIRE Guillaume (1880-1918) > Zone

Zone

mardi 27 octobre 2015, par Silvestre Baudrillart

  • À la fin tu es las de ce monde ancien
  • Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin
  • Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine
  • Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes
  • La religion seule est restée toute neuve la religion
  • Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation
  • Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme
  • L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X
  • Et toi que les fenêtres observent la honte te retient
  • D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin
  • Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut
  • [ 8 ]
  • Voilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux
  • Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières
  • Portraits des grands hommes et mille titres divers
  • J’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom
  • Neuve et propre du soleil elle était le clairon
  • Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dactylographes
  • Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent
  • Le matin par trois fois la sirène y gémit
  • Une cloche rageuse y aboie vers midi
  • Les inscriptions des enseignes et des murailles
  • Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent
  • J’aime la grâce de cette rue industrielle
  • Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes
  • Voilà la jeune rue et tu n’es encore qu’un petit enfant
  • Ta mère ne t’habille que de bleu et de blanc
  • Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize
  • Vous n’aimez rien tant que les pompes de l’Église
  • Il est neuf heures le gaz est baissé tout bleu vous sortez du dortoir en cachette
  • [ 9 ]
  • Vous priez toute la nuit dans la chapelle du collège
  • Tandis qu’éternelle et adorable profondeur améthyste
  • Tourne à jamais la flamboyante gloire du Christ
  • C’est le beau lys que tous nous cultivons
  • C’est la torche aux cheveux roux que n’éteint pas le vent
  • C’est le fils pâle et vermeil de la douloureuse mère
  • C’est l’arbre toujours touffu de toutes les prières
  • C’est la double potence de l’honneur et de l’éternité
  • C’est l’étoile à six branches
  • C’est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche
  • C’est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs
  • Il détient le record du monde pour la hauteur
  • Pupille Christ de l’œil
  • Vingtième pupille des siècles il sait y faire
  • Et changé en oiseau ce siècle comme Jésus monte dans l’air
  • Les diables dans les abîmes lèvent la tête pour le regarder
  • Ils disent qu’il imite Simon Mage en Judée
  • Ils crient s’il sait voler qu’on l’appelle voleur
  • Les anges voltigent autour du joli voltigeur
  • Icare Enoch Elie Apollonius de Thyane
  • Flottent autour du premier aéroplane
  • Ils s’écartent parfois pour laisser passer ceux que transporte la Sainte-Eucharistie
  • [ 10 ]
  • Ces prêtres qui montent éternellement élevant l’hostie
  • L’avion se pose enfin sans refermer les ailes
  • Le ciel s’emplit alors de millions d’hirondelles
  • A tire-d’aile viennent les corbeaux les faucons les hiboux
  • D’Afrique arrivent les ibis les flamants les marabouts
  • L’oiseau Roc célébré par les conteurs et les poètes
  • Plane tenant dans les serres le crâne d’Adam la première tête
  • L’aigle fond de l’horizon en poussant un grand cri
  • Et d’Amérique vient le petit colibri
  • De Chine sont venus les pihis longs et souples
  • Qui n’ont qu’une seule aile et qui volent par couple
  • Puis voici la colombe esprit immaculé
  • Qu’escortent l’oiseau-lyre et le paon ocellé
  • Le phénix ce bûcher qui soi-même s’engendre
  • Un instant voile tout de son ardente cendre
  • Les sirènes laissant les périlleux détroits
  • Arrivent en chantant bellement toutes trois
  • Et tous aigle phénix et pihis de la Chine
  • Fraternisent avec la volante machine
  • Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule
  • [ 11 ]
  • Des troupeaux d’autobus mugissants près de toi roulent
  • L’angoisse de l’amour te serre le gosier
  • Comme si tu ne devais jamais plus être aimé
  • Si tu vivais dans l’ancien temps tu entrerais dans un monastère
  • Vous avez honte quand vous vous surprenez à dire une prière
  • Tu te moques de toi et comme le feu de l’Enfer ton rire pétille
  • Les étincelles de ton rire dorent le fond de ta vie
  • C’est un tableau pendu dans un sombre musée
  • Et quelquefois tu vas le regarder de près
  • Aujourd’hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées
  • C’était et je voudrais ne pas m’en souvenir c’était au déclin de la beauté
  • Entourée de flammes ferventes Notre-Dame m’a regardé à Chartres
  • Le sang de votre Sacré Cœur m’a inondé à Montmartre
  • Je suis malade d’ouïr les paroles bienheureuses
  • L’amour dont je souffre est une maladie honteuse
  • Et l’image qui te possède te fait survivre dans l’insomnie et dans l’angoisse
  • [ 12 ]
  • C’est toujours près de toi cette image qui passe
  • Maintenant tu es au bord de la Méditerranée
  • Sous les citronniers qui sont en fleur toute l’année
  • Avec tes amis tu te promènes en barque
  • L’un est Nissard il y a un Mentonasque et deux Turbiasques
  • Nous regardons avec effroi les poulpes des profondeurs
  • Et parmi les algues nagent les poissons images du Sauveur
  • Tu es dans le jardin d’une auberge aux environs de Prague
  • Tu te sens tout heureux une rose est sur la table
  • Et tu observes au lieux d’écrire ton conte en prose
  • La cétoine qui dort dans le cœur de la rose
  • Épouvanté tu te vois dessiné dans les agates de Saint-Vit
  • Tu étais triste à mourir le jour où tu t’y vis
  • Tu ressembles au Lazare affolé par le jour
  • Les aiguilles de l’horloge du quartier juif vont à rebours
  • Et tu recules aussi dans ta vie lentement
  • En montant au Hradchin et le soir en écoutant
  • Dans les tavernes chanter des chansons tchèques
  • [ 13 ]
  • Te voici à Marseille au milieu des Pastèques
  • Te voici à Coblence à l’hôtel du Géant
  • Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon
  • Te voici à Amsterdam avec une jeune fille que tu trouves belle et qui est laide
  • Elle doit se marier avec un étudiant de Leyde
  • On y loue des chambres en latin Cubicula locanda
  • Je m’en souviens j’y ai passé trois jours et autant à Gouda
  • Tu es à Paris chez le juge d’instruction
  • Comme un criminel on te met en état d’arrestation
  • Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages
  • Avant de t’apercevoir du mensonge et de l’âge
  • Tu as souffert de l’amour à vingt et à trente ans
  • J’ai vécu comme un fou et j’ai perdu mon temps
  • Tu n’oses plus regarder tes mains et à tous moments je voudrais sangloter
  • Sur toi sur celle que j’aime sur tout ce qui t’a épouvanté
  • Tu regardes les yeux pleins de larmes ces pauvres émigrants
  • [ 14 ]
  • Ils croient en Dieu ils prient les femmes allaitent des enfants
  • Ils emplissent de leur odeur le hall de la gare Saint-Lazare
  • Ils ont foi dans leur étoile comme les rois-mages
  • Ils espèrent gagner de l’argent dans l’Argentine
  • Et revenir dans leur pays après avoir fait fortune
  • Une famille transporte un édredon rouge comme vous transportez votre cœur
  • Cet édredon et nos rêves sont aussi irréels
  • Quelques-uns de ces émigrants restent ici et se logent
  • Rue des Rosiers ou rue des Écouffes dans des bouges
  • Je les ai vus souvent le soir ils prennent l’air dans la rue
  • Et se déplacent rarement comme les pièces aux échecs
  • Il y a surtout des Juifs leurs femmes portent perruque
  • Elles restent assises exsangues au fond des boutiques
  • Tu es debout devant le zinc d’un bar crapuleux
  • Tu prends un café à deux sous parmi les malheureux
  • Tu es la nuit dans un grand restaurant
  • Ces femmes ne sont pas méchantes elles ont des soucis cependant
  • Toutes même la plus laide a fait souffrir son amant
  • Elle est la fille d’un sergent de ville de Jersey
  • Ses mains que je n’avais pas vues sont dures et gercées
  • [ 15 ]
  • J’ai une pitié immense pour les coutures de son ventre
  • J’humilie maintenant à une pauvre fille au rire horrible ma bouche
  • Tu es seul le matin va venir
  • Les laitiers font tinter leurs bidons dans les rues
  • La nuit s’éloigne ainsi qu’une belle Métive
  • C’est Ferdine la fausse ou Léa l’attentive
  • Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie
  • Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie
  • Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied
  • Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée
  • Ils sont des Christ d’une autre forme et d’une autre croyance
  • Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances
  • Adieu Adieu
  • Soleil cou coupé

Guillaume Apollinaire (1880-1918), Alcools, 1913