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mercredi 28 octobre 2015, par
Peut-on être amical envers ses élèves ? Pour aborder cette question, je partirai d’un texte de Jean-Pierre Vernant, qui a fait couler beaucoup d’encre virtuelle dans certaines sphères de l’enseignement public actuel.
« Un professeur fait du théâtre quand il arrive dans une classe. Mais il y a différentes manières de s’y prendre. On peut taper sur la table et faire sentir toute la distance qui sépare les élèves du professeur. On peut aussi jouer le jeu inverse, et c’est ce que je faisais quand j’enseignais au lycée : non seulement en tutoyant les élèves, mais en s’efforçant d’abolir, jusque dans sa tenue vestimentaire et son vocabulaire, tout indice d’une autorité conférée par une hiérarchie sociale. Evidemment, le professeur sait bien, quelle que soit la stratégie qu’il adopte, que ce n’est pas la même chose d’être élève et d’être professeur. Celui qui est sur le banc et celui qui est derrière le bureau n’ont pas le même statut. La stratégie de la non-distance peut être très adroite ou, au contraire, amener celui qui l’emploie à la catastrophe. Mais s’il y recourt plutôt qu’à une autre, ce n’est pas par pure stratégie. C’est parce qu’elle correspond à l’idée qu’il se fait du rapport entre maître et élève, de ce qu’est un groupe. Si on entre dans le jeu de l’abolition de la hiérarchie, ce n’est pas simplement de l’habileté, c’est aussi une esthétique, et une éthique de la relation sociale.
Il faut commencer par cesser d’être professeur pour pouvoir l’être. Cela signifie obligatoirement – à mon avis c’est une idée grecque- que toute relation sociale, avec une classe comme avec le groupe dans lequel on s’est engagé dans la Résistance, implique un ciment qui est l’amitié. Cet élément fondamental est le sentiment d’une complicité, d’une communauté essentielle sur les choses les plus importantes. Dans le rapport du professeur avec ses élèves, c’est le fait de partager une certaine idée de ce que doit être quelqu’un, d’avoir en commun une certaine forme de sensibilité, d’accueil à autrui, de s’accorder sur l’idée qu’être autre signifie aussi être semblable. »
Jean-Pierre Vernant, Tisser l’amitié, in Entre mythe et politique, Le Seuil, 1996
Fécondité des propos d’une intelligence brillante ! Ce texte, reflet d’une pratique pédagogique et de convictions profondes, est à prendre dans toutes ses dimensions : c’est aussi bien l’énoncé d’une pédagogie que le tracé de ses limites. Mais quelle pédagogie, fondée sur quelle théorie ?
La référence invoquée est l’amitié antique, la "philia". Cette amitié suppose une certaine égalité, une certaine identité de nature, mais non pas nécessairement l’égalité absolue. Le professeur et l’élève partagent le même désir de savoir, le même désir de le diffuser. Ils doivent donc partager, vis-à-vis de ce savoir, la même humilité. Ils sont au service d’une même recherche, celle de la vérité.
Ils ont néanmoins des fonctions différentes : le professeur enseigne, c’est-à-dire qu’il explique ce qu’il a compris. Il le met en forme, il organise la diffusion de ce savoir selon un rythme qu’il établit et qu’il module en fonction des possibilités de réception des élèves. Il crée aussi les conditions d’une bonne diffusion et d’un bon apprentissage, en modérant les discussions et en recentrant le débat sur ce qui est l’axe du jour, de l’heure : ce sont les traditionnelles questions de discipline, de bonne gestion de l’apprentissage (discere en latin, disciplina).
C’est pourquoi la gestion de ce groupe qu’est la classe, dans le sens d’une recherche de la connaissance, suppose de la part des élèves l’acceptation de règles que le professeur fera connaître. Cette acceptation est finalement volontaire, et elle est le reflet de l’autorité du professeur.
Ce concept d’autorité n’est pas à prendre dans le sens d’un autoritarisme, déviance malsaine d’une position juste. L’"auctoritas", en latin, signifie "ce qui fait grandir". On grandit en se respectant mutuellement. Si le maître fait grandir son élève, c’est parce qu’il le respecte, tout en lui donnant la juste position qui est la sienne.
"L’élève a dépassé le maître", lit-on souvent. Mais n’est-ce pas, au fond, le vœu de tout maître, sinon le sens profond de sa mission ?
Ces vérités fondamentales étant partagées et prononcées, faut-il pour autant, comme le préconise Jean-Pierre Vernant, abandonner tout signe extérieur montrant qu’on est adulte, comme la tenue vestimentaire, ou une certaine distance marquée par le vouvoiement, au moins celui du professeur par l’élève ? Ce conseil surprend, et ne semble même pas cohérent avec l’idée de respect. Par son vêtement, par son allure extérieure, le professeur suscitera le respect, et aidera les élèves à grandir. En s’habillant en jeans-baskets, ne renoncerait-il pas à toute idée de les faire progresser vers l’âge adulte ?
Quant au vocabulaire, il est d’abord la marque du respect de soi, avant d’être l’indice de l’apprentissage. Un présentateur d’informations télévisées se devra d’utiliser un vocabulaire choisi : le professeur également. Il paraîtrait déplacé de la part d’un professeur d’utiliser le langage de la cour de récréation. Un ou deux mots un peu forts, peut-être, pour répondre à une situation plus rude, mais dans l’ensemble, garder la maîtrise du langage, ce qui est le signe de la maîtrise de soi.
Au fond, si je cite Jean-Pierre Vernant, ce n’est pas pour m’approprier son propos, mais parce que sa passion pour l’enseignement et son amour pour nos maîtres grecs constituent un véritable point commun. C’est aussi pour montrer que, dans un contexte qui semble identique, il y a différentes réponses. Mais la position qu’il défend me semble manquer de cohérence, non seulement avec les théories philosophiques sur lesquelles il s’appuie, mais aussi avec elle-même : avec clairvoyance, il ne manque pas de mentionner la possible "catastrophe" que pourrait entraîner la mise en pratique sans discernement de sa théorie. Il semble oublier que tout le monde n’est pas Jean-Pierre Vernant : brillant professeur, il pouvait s’offrir le luxe d’un vêtement et d’un vocabulaire négligé. Son intelligence et sa maîtrise du jeu dialectique rétablissaient la distance pédagogique là où elle semblait avoir été abolie. Pour nous autres professeurs du commun, le vêtement, le vocabulaire, l’allure, les outils classiques de l’autorité doivent accompagner la fonction.
Alors, peut-on être amical avec ses élèves ? Bien entendu, et dans toute l’acception du terme, celle où l’amitié suppose une certaine égalité. Il convient même de l’être, et ce de la manière la plus chaleureuse, directe et simple. Mais l’amitié ne s’habille pas de mensonge ou de tactique : on peut être ami en étant ce qu’on est "en vérité" : un adulte responsable, qui garde la distance de sa vie privée, qui ne trahit pas les secrets professionnels, qui sait maintenir la sécurité du groupe. Etre professeur et ami, cela s’apprend. C’est un art, et c’est pourquoi il n’y a pas de recette toute faite. Chacun, dans la mesure de ses besoins, devra utiliser les moyens qui sont mis à sa disposition par l’école, par les méthodes pédagogiques préconisées à son époque. Il convient de se faire un costume "sur mesure", sans prendre au pied de la lettre, par l’effet d’une admiration mal placée, les propos d’une "vedette", ancien militant communiste qui, sans doute, était influencé par l’idéologie de son temps.
Silvestre Baudrillart