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mercredi 2 janvier 2013, par
Le métier d’enseignant, comme toutes les professions, est une forge de vertus. Certaines d’entre elles concernent la rigueur intellectuelle, d’autres s’appliquent à la relation avec les élèves, les collègues ou les parents. Nous partirons de chaque vertu, pour en envisager ensuite les applications.
Qu’est-ce qu’une vertu ? Selon Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, une vertu est une disposition stable de la volonté à agir selon le bien. Les quatre vertus cardinales sont la prudence, la justice, la force d’âme et la tempérance. Nous les étudierons l’une après l’autre.
LA PRUDENCE : DROITE GESTION DES ACTES
La prudence met en relation l’Intelligence et la Volonté. Il ne s’agit pas simplement du principe de précaution, entendu selon l’acception moderne ; mais de toute l’organisation de l’action. La prudence, ainsi comprise, est plus proche de la prévoyance ; c’est la vertu des chefs. Elle suppose la vision des conséquences, et un véritable dynamisme pour mettre en place les conditions d’une action durable, ainsi qu’un contrôle en temps réel de la réalisation du projet.
Le professeur est prudent dans l’organisation de son programme pour l’année, quand il sait adapter sa matière au nombre d’heures dont il dispose et la répartir de façon équilibrée ; il évalue les contenus moraux de ce qu’il doit enseigner, en adaptant les termes employés à l’âge des élèves. Sa prudence se manifeste dans la quantité de travail qu’il donne aux élèves — ni trop, ni trop peu — évitant autant le risque de les accabler que celui de les démotiver : si l’élève ne travaille pas, il a tendance à ne pas considérer la matière comme sérieuse, et de toute façon, on ne peut intégrer une notion sans apprentissage et sans exercices.
La prudence de l’enseignant se manifeste également dans son usage des sanctions, s’il sait les proportionner aux fautes pour éviter de les banaliser ; dans sa relation avec les parents, les sollicitant de façon judicieuse sans leur envoyer trop de messages, ce qui ruinerait sa crédibilité.
Pour un élève en danger de redoubler, la prudence du maître apparaît dans des avertissements justement ménagés, une convocation des parents, un avis discret mais clair, assorti de conseils adaptés : les parents restent les premiers éducateurs, et il ne conviendrait pas de parler uniquement à l’élève.
La prudence s’exerce aussi, bien sûr, dans des questions de sécurité physique ou morale, dans les sorties ou activités extra-scolaires. Il faut protéger les corps en veillant à tous les aspects matériels de la sortie, du parcours à la nourriture en passant par l’habillement ; protéger les âmes également, en évitant des lieux peu édifiants (certains endroits de la capitale) ou la projection, dans le car, de films à contenu violent ou troublant. Éviter, à partir de 12-13 ans, des pauses prolongées favorisant une cigarette fumée en cachette, ou des comportements de ce type (alcool, drogue : tout est toujours possible)… et surveiller l’usage des appareils électroniques (le mieux étant d’interdire ceux-ci) pour éviter, par exemple, le visionnage de photos, de films ou l’audition d’émissions inappropriées. De même, veiller à la circulation des papiers, des livres de détente et des journaux. Les élèves peuvent également profiter d’un déplacement en file trop longue pour se livrer à des violences, pour régler des comptes ou dégrader l’environnement, au mieux faire des farces en sonnant aux portes. Après un pique-nique, une bonne inspection des lieux est nécessaire, assortie éventuellement d’un discours écologique. Et le livre d’or d’un musée : que de bêtises y lit-on parfois ! Mieux vaut annoncer clairement le comportement attendu, voire les sanctions encourues.
Une réflexion s’impose à l’enseignant prudent : à quelles conditions acquiert-on cette qualité que l’on appelle l’autorité ? Non pas seulement en étant placé à la tête d’un groupe, par simple position hiérarchique ; le professeur doit d’abord être compétent dans sa matière, et l’élève est parfaitement capable d’en juger ; il doit aussi savoir se comporter en adulte responsable, en homme cohérent qui agit selon ce qu’il a annoncé ; enfin, il doit se faire aimer dans l’exercice de son autorité, non pas par des gestes démagogiques qui le dévalueraient, mais par sa douceur, son affabilité et son respect des élèves. L’obéissance ne se vit pas, en milieu scolaire, dans la crainte, mais dans la règle librement acceptée.
LA JUSTICE : RENDRE À CHACUN SON DÛ
La justice exercée par le professeur, comme toute justice, doit être fondée sur un droit écrit : le règlement de l’établissement, et les normes générales du droit. Le maître n’est que l’agent d’une justice qu’il sert, et que les élèves demandent d’abord pour eux-mêmes. Des formules comme « La loi, c’est moi » dénoteraient une profonde méconnaissance de ces réalités, et finiraient par se retourner contre leur auteur.
L’enseignant exerce constamment des fonctions de justice. Dans le cours, il lui revient d’arbitrer, soit les chamailleries des élèves — en espérant que l’intérêt de la matière et le style d’enseignement permettent d’éviter au maximum ce type de rapport —, soit les écarts de conduite de l’un ou de l’autre, du bavardage à l’insolence ou à la voie de fait, sans compter les dégradations du matériel scolaire. D’autre part, il note les copies et doit, dans les appréciations, signaler le type de négligence ou d’erreur qui ont été déterminants dans la note.
En ce qui concerne l’arbitrage des comportements, le maître est souvent seul à apprécier l’acte. Être juste suppose de considérer l’action dans sa totalité, y compris ce que l’on peut saisir de l’intention de l’élève — l’intention « pure » de nuire étant assez rare. Il faut donc se donner le temps d’entendre l’élève, éventuellement ses voisins ou le délégué, les parents si le cas est grave — tricherie, vol, violence — et peut entraîner une perte d’honneur ou une sanction importante. Annoncer d’emblée une sanction très grave serait imprudent et risquerait d’entraîner une réaction disproportionnée de la part de l’élève ou des parents. Le professeur n’oublie pas qu’il fait partie d’une équipe éducative, et que son propre comportement s’harmonise avec celui des autres professeurs de l’établissement, et aux lois et coutumes en vigueur.
La punition collective, pour ne prendre que cet exemple, a pu être pratiquée à une époque ; elle a l’avantage, comme on le voit dans certains films « rétro », de souder les élèves entre eux — contre l’injustice, d’ailleurs — ; mais on ne doit pas oublier qu’elle est injuste : elle atteint des innocents. Actuellement, elle est frappée d’une réprobation générale.
La justice demande de justifier la note : par l’appréciation et les commentaires en marge, et si possible par un barème clair, annoncé à l’avance. Les méthodes attendues sont à annoncer, de même que les chapitres à réviser. Le professeur doit aussi laisser le temps suffisant pour effectuer le travail.
L’appréciation ne peut être formulée à la légère : comment affirmer qu’une « faute » (une erreur, plutôt) est le fruit de la négligence, de l’étourderie, de la paresse ? Veiller à ce qu’elle comporte quelque chose d’encourageant. L’élève a ainsi le sentiment d’être compris, et d’avoir une possibilité de progression. Un enfant est en général sensible à un mot, à un petit geste, et a besoin de se sentir encouragé, et même aimé : d’un amour de bienveillance, qui réconforte sans monter à la tête.
Le maître exerce aussi une autre justice, celle qui consiste à faire ce pour quoi il est payé : donner son cours, une leçon soigneusement préparée, en l’adaptant à son auditoire ; être attentif aux questions qui sont posées par les élèves, et prendre le temps d’y répondre ; ne pas traîner excessivement sur certaines notions, de façon à traiter tout le programme ; rendre les copies à temps, sans dépasser le délai de huit jours ; donner des devoirs et des exercices de façon régulière, sans se laisser guider par l’improvisation : on vit ainsi la justice vis-à-vis des employeurs, les parents. C’est pourquoi il faut aussi écouter leurs réclamations en conseil de classe ou en rendez-vous, en s’efforçant de les satisfaire, ce qui n’empêche pas d’exercer son propre discernement : le professeur est l’homme du métier, et il sait ce qu’il doit faire.
LA FORCE D’ÂME : ATTAQUE ET RÉSISTANCE
La force d’âme ne se confond pas avec la force physique, à laquelle elle s’oppose parfois trait pour trait, mais elle relève de ce que les sportifs appellent le « mental » : c’est la force intérieure. Une volonté d’acier, un mental inusable, une persévérance que rien n’ébranle : voilà la vraie force.
L’enseignant exerce la Force d’âme d’abord en étant une source de projets, de dynamisme et d’initiative. Il met en place ses méthodes, le type de relations qu’il attend dans la classe, dès le premier instant du premier cours. La constance dans cette relation une fois établie — ni copain, ni tyran — est la clef de sa réussite dans toute la durée de l’année. Ce qu’il annonce, il le fait : cette cohérence est celle que l’on attend d’un homme responsable.
L’élève est souvent comme un cheval avec son cavalier : il tâte la capacité de résistance de celui-ci, il l’éprouve de mille manières. Le maître, par son égalité d’humeur, par son application mesurée de la sanction, par sa capacité à montrer qui est le plus fort sans pour autant avoir à élever la voix ou à recourir à des sanctions extrêmes, force l’admiration de ses élèves, même les plus réticents. Cela aboutit souvent à un mot : « Respect ! »
Les récompenses doivent être chichement mesurées aux élèves : ils ne « marchent » pas aux bonbons, pas plus que les adultes ne sont perméables à un usage excessif des cadeaux. Un juste compliment, un mot d’encouragement, la note elle-même, c’est l’essentiel des gratifications qu’un professeur est en droit de donner. Une activité extra-scolaire, comme une sortie ou la projection d’un film, ne saurait fonctionner comme une récompense. Elle doit comporter un fort contenu pédagogique, et s’inscrire dans un projet. Éventuellement, au contraire, pour une classe trop difficile à mener, on peut suspendre une sortie ; mais seulement si cela comporte un vrai danger, en raison d’une indiscipline avérée. Souvent, la sortie fait du bien à tous, et le professeur découvre à certains élèves des qualités qui jusque-là lui étaient cachées.
Pour bien exercer la force d’âme, l’enseignant doit avoir énoncé ce qu’il attend des élèves, qui souvent découvrent la portée de leurs actes en faisant les erreurs pour lesquelles on les sanctionne. La mise en place de consignes, au fur et à mesure de la progression de l’année, est donc une tâche essentielle. Bien entendu, comme tout savoir, ces consignes doivent être mises en pratique pour être assimilées : ne pas noyer l’élève sous un fatras de lois, mais les donner petit à petit, et le mettre en condition de les pratiquer et même de les aimer.
Face à une classe ou à un élève qui se comporte mal, la tentation pourrait être de jouer de sa force physique. Erreur notable d’appréciation, quand on pense à l’arsenal que les règlements scolaires mettent à la discrétion du maître : du mot adressé aux parents à la retenue, du Travail d’Intérêt Général (TIG) à la confiscation d’un objet incongru, sans même tenir compte de l’exclusion de cours, qui doit être rarissime… Combien de parents seraient ravis de disposer d’un tel éventail ! Il faut surtout éviter les brimades qui sont un abus d’autorité : punition abêtissante, consistant à recopier cent fois la même phrase ; jeu de mots sur le nom de famille de l’élève ; déchirer le cahier ou la copie. Comme toute personne, l’élève doit être respecté dans la sanction qui lui est appliquée. Une erreur, évidemment, reste possible ; mais les excuses et le repentir manifesté doivent être tels que l’on s’ôte à soi-même toute envie de recommencer.
LA TEMPÉRANCE : MODÉRATION DE L’ACTION
Le précédent paragraphe, qui traite de la violence, aurait également sa place dans ce chapitre de la tempérance, vertu qui consiste à savoir se modérer. Cette modération s’exerce selon divers critères : le but que l’on envisage, ou finalité de l’action ; la matière à enseigner ; les relations avec les personnes : direction, collègues, parents et élèves…
Un professeur tempérant sait d’abord ne pas donner à ses élèves trop de travail, ou une recherche demandant l’usage de moyens disproportionnés : par exemple, une longue recherche sur internet, alors que ce moyen n’est pas, dans une famille, d’un accès facile ; un travail trop long d’un jour sur l’autre ; l’apprentissage d’une liste de vocabulaire indigeste, comprenant des mots rares et inusités ; ou encore des exercices à l’énoncé incompréhensible, demandant l’intervention constante des parents.
Il évitera aussi de donner trop peu de travail : dès le début de l’année, les exercices doivent apparaître, très régulièrement, dans le cahier de textes des élèves, pour leur donner l’habitude de mettre en pratique et d’éprouver leurs acquis. Par l’apprentissage de méthodes de travail, l’enseignant veillera aussi à rendre l’élève de plus en plus autonome.
La tempérance se manifeste aussi dans la longueur des cours : une à deux pages par heure, sans trop de documents ou de photocopies ; la variété des activités à l’intérieur d’une même heure : de fréquentes interrogations, pour éviter que trop de savoir non appris ne s’accumule dans le cahier ; des exercices réguliers.
La tempérance apparaît dans l’attitude du maître et sa façon de demander le silence. Silence nécessaire du début à la fin, pour une bonne communication. Demander dès le début aux élèves de sortir leurs cahiers et leurs stylos, pour éviter d’avoir, ensuite, à se fâcher en s’apercevant que tel ou tel a encore le nez en l’air. Que l’enseignant mesure aussi ses paroles, disant d’abord par oral ce qu’il mettra ensuite par écrit au tableau.
Patience et douceur découlent de la tempérance : face à des questions parfois hors de propos, des interventions déplacées, le maître montre que c’est lui qui mène le jeu et garde le cap de son cours.
La mesure s’exerce ensuite dans la notation, celle-ci étant relative au niveau attendu pour telle ou telle classe, à tel moment de l’année. Qu’on s’efforce d’user de toute l’échelle de notation, en évitant cependant de donner un zéro sans véritable motif. Seule la copie blanche devrait avoir un zéro. Les mauvaises notes doivent jouer un rôle d’avertisseur, mais il faut absolument éviter qu’elles ne bloquent l’essor de l’enfant.
La rigueur dans la notation doit aussi donner à l’élève l’envie de progresser : si on accorde trop fréquemment, ou trop facilement, des notes élevées, alors le zèle peut s’émousser, l’élève risquant de se contenter d’un travail bâclé ou peu approfondi. Qu’on pondère donc très soigneusement la note, sans atteindre trop vite les sommets, en maintenant toujours une marge de progression, y compris pour les meilleurs. Selon les niveaux de classe, cette limite idéale peut varier : il est plus facile d’avoir 14 ou 15 en 6e qu’en 4e…
La politesse, ou savoir-vivre, découle aussi de la tempérance. Les relations entre les personnes, à une époque et dans un pays donné, sont réglées par des codes éducatifs, que le professeur doit lui-même exercer s’il veut les enseigner à ses élèves. Ces « bonnes manières » permettent la juste distance entre les personnes, et font mieux supporter ce qu’une relation d’autorité hiérarchique, comme celle du maître et de l’élève, peut avoir parfois de lourd.
Les mots qu’utilise le professeur, tant pour s’adresser à ses élèves que pour décrire la réalité, doivent refléter cette bonne éducation. Le mot « Messieurs ! » placé à la fin d’une phrase au tour impératif, la tempère et la rehausse — et il s’agit justement d’élever. L’enseignant n’est pas un sergent-chef : il exige l’obéissance, mais il la demande à des citoyens en herbe, de façon correcte. Des mots vulgaires ou familiers déclasseraient le maître. Nous sommes entre gentlemen ; et c’est à l’adulte de le rappeler et d’en maintenir le climat. Pensons aux présentateurs de l’information sur les ondes : ils utilisent des mots neutres, compréhensibles par tous, sans s’abaisser à la familiarité ni se perdre dans l’érudition ou les périphrases. Être clair et efficace tout en restant poli et exact, tel doit être l’idéal du maître dans les mots qu’il emploie.
La politesse, bien sûr, ne s’arrête pas aux mots : elle est sourire, respect, écoute. L’attention à l’élève doit même aller plus loin, car le professeur est avant tout un entraîneur, un formateur répondant à un vrai besoin : celui de progresser dans un savoir ou dans un savoir-faire. Une certaine adaptation aux particularités de chacun est indispensable. Il ne faut que peu de chose pour rappeler à l’élève qu’au fond, dans cette affaire, c’est lui le bénéficiaire, et pour faire de lui un véritable demandeur. Quand le jeune se trouve dans cette attitude, l’enseignant a tout gagné, car il n’a plus qu’à jouer le rôle de chef d’orchestre. Bien sûr, il serait quelque peu naïf de croire que l’on y arrive vraiment, car même l’élève le plus motivé peut avoir ses accès de paresse, ou avoir besoin d’un rappel à l’ordre — et un entraîneur sportif ou un coach doit souvent « remonter les bretelles » à son poulain, pourtant motivé. Mais le goût pour une matière peut venir, aisément, de l’estime pour un maître. Et cette estime a pour point de départ un comportement digne et respectueux, d’écoute et de compréhension réciproques.
S’ÉLEVER AU-DESSUS DE LA PURE NATURE
Tout au long de cette réflexion, nous avons volontairement limité à une amplitude purement humaine les vertus que doit développer l’enseignant. Mais il est bien entendu que l’homme, le maître dont il est question, a toujours la possibilité de puiser sa force dans les ressources de sa foi. La grâce du Christ et les préceptes évangéliques donnent à ces vertus humaines une portée et une profondeur beaucoup plus fortes : l’humilité, le pardon sont pour le croyant des découvertes définitives, qui changent radicalement les relations sociales.
De même que l’élève, le professeur se sait pécheur et aspire à se convertir. Pour cette conversion, il compte sur la Grâce. Et il voit dans l’élève un autre fils de Dieu, pour qui il est un frère en même temps qu’un père, ou un reflet de son père terrestre, mais aussi du Père céleste. Bien au-delà de la simple politesse, son horizon s’amplifie jusqu’à celui de la Charité : une charité qui aspire au bien de l’enfant, en ayant d’abord en vue la transmission de la Foi, source du vrai bonheur. Quelle grande responsabilité ! Et en même temps, quelle chance est celle du maître, d’avoir pour modèle le Christ Enseignant lui-même !...
Silvestre Baudrillart, janvier 2013