- Il est certains esprits dont les sombres pensées
- Sont d’un nuage épais toujours embarrassées ;
- Le jour de la raison ne le saurait percer.
- Avant donc que d’écrire, apprenez à penser.
- Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
- L’expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.
- Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement,
- Et les mots pour le dire arrivent aisément.
- Surtout qu’en vos écrits la langue révérée
- Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée.
- En vain, vous me frappez d’un son mélodieux,
- Si le terme est impropre ou le tour vicieux :
- Mon esprit n’admet point un pompeux barbarisme,
- Ni d’un vers ampoulé l’orgueilleux solécisme.
- Sans la langue, en un mot, l’auteur le plus divin
- Est toujours, quoi qu’il fasse, un méchant écrivain.
- Travaillez à loisir, quelque ordre qui vous presse,
- Et ne vous piquez point d’une folle vitesse
- Un style si rapide, et qui court en rimant,
- Marque moins trop d’esprit que peu de jugement.
- J’aime mieux un ruisseau qui, sur la molle arène,
- Dans un pré plein de fleurs lentement se promène,
- Qu’un torrent débordé qui, d’un cours orageux,
- Roule, plein de gravier, sur un terrain fangeux.
- Hâtez-vous lentement, et, sans perdre courage,
- Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage :
- Polissez-le sans cesse et le repolissez ;
- Ajoutez quelquefois, et souvent effacez.
Nicolas BOILEAU (1636-1711), Art poétique, I