Accueil > Littérature > Anthologie > V > VIGNY Alfred de (1797-1863) > Le cor
I
- J’aime le son du Cor, le soir, au fond des bois,
- Soit qu’il chante les pleurs de la biche aux abois,
- Ou l’adieu du chasseur que l’écho faible accueille,
- Et que le vent du nord porte de feuille en feuille.
- Que de fois, seul, dans l’ombre à minuit demeuré,
- J’ai souri de l’entendre, et plus souvent pleuré !
- Car je croyais ouïr de ces bruits prophétiques
- Qui précédaient la mort des Paladins antiques.
- O montagnes d’azur ! ô pays adoré !
- Rocs de la Frazona, cirque du Marboré,
- Cascades qui tombez des neiges entraînées,
- Sources, gaves, ruisseaux, torrents des Pyrénées ;
- Monts gelés et fleuris, trône des deux saisons,
- Dont le front est de glace et le pied de gazons !
- C’est là qu’il faut s’asseoir, c’est là qu’il faut entendre
- Les airs lointains d’un Cor mélancolique et tendre.
- Souvent un voyageur, lorsque l’air est sans bruit,
- De cette voix d’airain fait retentir la nuit ;
- A ses chants cadencés autour de lui se mêle
- L’harmonieux grelot du jeune agneau qui bêle.
- Une biche attentive, au lieu de se cacher,
- Se suspend immobile au sommet du rocher,
- Et la cascade unit, dans une chute immense,
- Son éternelle plainte au chant de la romance.
- Ames des Chevaliers, revenez-vous encor ?
- Est-ce vous qui parlez avec la voix du Cor ?
- Roncevaux ! Roncevaux ! Dans ta sombre vallée
- L’ombre du grand Roland n’est donc pas consolée !
II
- Tous les preux étaient morts, mais aucun n’avait fui.
- Il reste seul debout, Olivier près de lui,
- L’Afrique sur les monts l’entoure et tremble encore.
- « Roland, tu vas mourir, rends-toi, criait le More ;
- Tous tes Pairs sont couchés dans les eaux des torrents. »
- Il rugit comme un tigre, et dit : « Si je me rends,
- Africain, ce sera lorsque les Pyrénées
- Sur l’onde avec leurs corps rouleront entraînées.
- — Rends-toi donc, répond-il, ou meurs, car les voilà. »
- Et du plus haut des monts un grand rocher roula.
- Il bondit, il roula jusqu’au fond de l’abîme,
- Et de ses pins, dans l’onde, il vint briser la cime.
- « Merci, cria Roland, tu m’as fait un chemin. »
- Et jusqu’au pied des monts le roulant d’une main,
- Sur le roc affermi comme un géant s’élance,
- Et, prête à fuir, l’armée à ce seul pas balance.
III
- Tranquilles cependant, Charlemagne et ses preux
- Descendaient la montagne et se parlaient entre eux.
- A l’horizon déjà, par leurs eaux signalées,
- De Luz et d’Argelès se montraient les vallées.
- L’armée applaudissait. Le luth du troubadour
- S’accordait pour chanter les saules de l’Adour ;
- Le vin français coulait dans la coupe étrangère ;
- Le soldat, en riant, parlait à la bergère.
- Roland gardait les monts ; tous passaient sans effroi.
- Assis nonchalamment sur un noir palefroi
- Qui marchait revêtu de housses violettes,
- Turpin disait, tenant les saintes amulettes :
- "Sire, on voit dans le ciel des nuages de feu ;
- "Suspendez votre marche ; il ne faut tenter Dieu.
- "Par monsieur saint Denis, certes ce sont des âmes
- "Qui passent dans les airs sur ces vapeurs de flammes.
- "Deux éclairs ont relui, puis deux autres encor."
- Ici l’on entendit le son lointain du Cor.
- L’Empereur étonné, se jetant en arrière,
- Suspend du destrier la marche aventurière.
- "Entendez-vous ! dit-il. - Oui, ce sont des pasteurs
- "Rappelant les troupeaux épars sur les hauteurs,
- "Répondit l’archevêque, ou la voix étouffée
- "Du nain vert Obéron qui parle avec sa Fée."
- Et l’Empereur poursuit ; mais son front soucieux
- Est plus sombre et plus noir que l’orage des cieux.
- Il craint la trahison, et, tandis qu’il y songe,
- Le Cor éclate et meurt, renaît et se prolonge.
- "Malheur ! c’est mon neveu ! malheur ! car si Roland
- "Appelle à son secours, ce doit être en mourant.
- "Arrière, chevaliers, repassons la montagne !
- "Tremble encor sous nos pieds, sol trompeur de l’Espagne !
IV
- Sur le plus haut des monts s’arrêtent les chevaux ;
- L’écume les blanchit ; sous leurs pieds, Roncevaux
- Des feux mourants du jour à peine se colore.
- A l’horizon lointain fuit l’étendard du More.
- "Turpin, n’as-tu rien vu dans le fond du torrent ?
- "J’y vois deux chevaliers : l’un mort, l’autre expirant
- "Tous deux sont écrasés sous une roche noire ;
- "Le plus fort, dans sa main, élève un Cor d’ivoire,
- "Son âme en s’exhalant nous appela deux fois."
- Dieu ! que le son du Cor est triste au fond des bois !
- Alfred de VIGNY (1797-1863)
- Poèmes antiques et modernes