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Le cor

samedi 24 décembre 2011, par Silvestre Baudrillart

I

  • J’aime le son du Cor, le soir, au fond des bois,
  • Soit qu’il chante les pleurs de la biche aux abois,
  • Ou l’adieu du chasseur que l’écho faible accueille,
  • Et que le vent du nord porte de feuille en feuille.
  • Que de fois, seul, dans l’ombre à minuit demeuré,
  • J’ai souri de l’entendre, et plus souvent pleuré !
  • Car je croyais ouïr de ces bruits prophétiques
  • Qui précédaient la mort des Paladins antiques.
  • O montagnes d’azur ! ô pays adoré !
  • Rocs de la Frazona, cirque du Marboré,
  • Cascades qui tombez des neiges entraînées,
  • Sources, gaves, ruisseaux, torrents des Pyrénées ;
  • Monts gelés et fleuris, trône des deux saisons,
  • Dont le front est de glace et le pied de gazons !
  • C’est là qu’il faut s’asseoir, c’est là qu’il faut entendre
  • Les airs lointains d’un Cor mélancolique et tendre.
  • Souvent un voyageur, lorsque l’air est sans bruit,
  • De cette voix d’airain fait retentir la nuit ;
  • A ses chants cadencés autour de lui se mêle
  • L’harmonieux grelot du jeune agneau qui bêle.
  • Une biche attentive, au lieu de se cacher,
  • Se suspend immobile au sommet du rocher,
  • Et la cascade unit, dans une chute immense,
  • Son éternelle plainte au chant de la romance.
  • Ames des Chevaliers, revenez-vous encor ?
  • Est-ce vous qui parlez avec la voix du Cor ?
  • Roncevaux ! Roncevaux ! Dans ta sombre vallée
  • L’ombre du grand Roland n’est donc pas consolée !

II

  • Tous les preux étaient morts, mais aucun n’avait fui.
  • Il reste seul debout, Olivier près de lui,
  • L’Afrique sur les monts l’entoure et tremble encore.
  • « Roland, tu vas mourir, rends-toi, criait le More ;
  • Tous tes Pairs sont couchés dans les eaux des torrents. »
  • Il rugit comme un tigre, et dit : « Si je me rends,
  • Africain, ce sera lorsque les Pyrénées
  • Sur l’onde avec leurs corps rouleront entraînées.
  • — Rends-toi donc, répond-il, ou meurs, car les voilà. »
  • Et du plus haut des monts un grand rocher roula.
  • Il bondit, il roula jusqu’au fond de l’abîme,
  • Et de ses pins, dans l’onde, il vint briser la cime.
  • « Merci, cria Roland, tu m’as fait un chemin. »
  • Et jusqu’au pied des monts le roulant d’une main,
  • Sur le roc affermi comme un géant s’élance,
  • Et, prête à fuir, l’armée à ce seul pas balance.

III

  • Tranquilles cependant, Charlemagne et ses preux
  • Descendaient la montagne et se parlaient entre eux.
  • A l’horizon déjà, par leurs eaux signalées,
  • De Luz et d’Argelès se montraient les vallées.
  • L’armée applaudissait. Le luth du troubadour
  • S’accordait pour chanter les saules de l’Adour ;
  • Le vin français coulait dans la coupe étrangère ;
  • Le soldat, en riant, parlait à la bergère.
  • Roland gardait les monts ; tous passaient sans effroi.
  • Assis nonchalamment sur un noir palefroi
  • Qui marchait revêtu de housses violettes,
  • Turpin disait, tenant les saintes amulettes :
  • "Sire, on voit dans le ciel des nuages de feu ;
  • "Suspendez votre marche ; il ne faut tenter Dieu.
  • "Par monsieur saint Denis, certes ce sont des âmes
  • "Qui passent dans les airs sur ces vapeurs de flammes.
  • "Deux éclairs ont relui, puis deux autres encor."
  • Ici l’on entendit le son lointain du Cor.
  • L’Empereur étonné, se jetant en arrière,
  • Suspend du destrier la marche aventurière.
  • "Entendez-vous ! dit-il. - Oui, ce sont des pasteurs
  • "Rappelant les troupeaux épars sur les hauteurs,
  • "Répondit l’archevêque, ou la voix étouffée
  • "Du nain vert Obéron qui parle avec sa Fée."
  • Et l’Empereur poursuit ; mais son front soucieux
  • Est plus sombre et plus noir que l’orage des cieux.
  • Il craint la trahison, et, tandis qu’il y songe,
  • Le Cor éclate et meurt, renaît et se prolonge.
  • "Malheur ! c’est mon neveu ! malheur ! car si Roland
  • "Appelle à son secours, ce doit être en mourant.
  • "Arrière, chevaliers, repassons la montagne !
  • "Tremble encor sous nos pieds, sol trompeur de l’Espagne !

IV

  • Sur le plus haut des monts s’arrêtent les chevaux ;
  • L’écume les blanchit ; sous leurs pieds, Roncevaux
  • Des feux mourants du jour à peine se colore.
  • A l’horizon lointain fuit l’étendard du More.
  • "Turpin, n’as-tu rien vu dans le fond du torrent ?
  • "J’y vois deux chevaliers : l’un mort, l’autre expirant
  • "Tous deux sont écrasés sous une roche noire ;
  • "Le plus fort, dans sa main, élève un Cor d’ivoire,
  • "Son âme en s’exhalant nous appela deux fois."
  • Dieu ! que le son du Cor est triste au fond des bois !
  • Alfred de VIGNY (1797-1863)
  • Poèmes antiques et modernes