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L’obélisque de Paris

dimanche 18 décembre 2011, par Silvestre Baudrillart

  • Sur cette place je m’ennuie,
  • Obélisque dépareillé ;
  • Neige, givre, bruine et pluie
  • Glacent mon flanc déjà rouillé ;
  • Et ma vieille aiguille, rougie
  • Aux fournaises d’un ciel de feu,
  • Prend des pâleurs de nostalgie
  • Dans cet air qui n’est jamais bleu.
  • Devant les colosses moroses
  • Et les pylônes de Luxor,
  • Près de mon frère aux teintes roses,
  • Que ne suis-je debout encor’,
  • Plongeant dans l’azur immuable,
  • Mon pyramidion vermeil
  • Et de mon ombre, sur le sable,
  • Ecrivant les pas du soleil !
  • Rhamsès, un jour mon bloc superbe,
  • Où l’éternité s’ébréchait,
  • Roula fauché comme un brin d’herbe,
  • Et Paris s’en fit un hochet.
  • La sentinelle granitique,
  • Gardienne des énormités,
  • Se dresse entre un faux temple antique
  • Et la chambre des députés.
  • Sur l’échafaud de Louis seize,
  • Monolithe au sens aboli,
  • On a mis mon secret, qui pèse
  • Le poids de cinq mille ans d’oubli.
  • Les moineaux francs souillent ma tête,
  • Où s’abattaient dans leur essor
  • L’ibis rose et le gypaète
  • Au blanc plumage, aux serres d’or.
  • La Seine, noir égout des rues,
  • Fleuve immonde fait de ruisseaux,
  • Salit mon pied, que dans ses crues
  • Baisait le Nil, père des eaux,
  • Le Nil, géant à barbe blanche
  • Coiffé de lotus et de joncs,
  • Versant de son urne qui penche
  • Des crocodiles pour goujons !
  • Les chars d’or étoilés de nacre
  • Des grands pharaons d’autrefois
  • Rasaient mon bloc heurté du fiacre
  • Emportant le dernier des rois.
  • Jadis, devant ma pierre antique,
  • Le pschent au front, les prêtres saints
  • Promenaient la bari mystique
  • Aux emblèmes dorés et peints ;
  • Mais aujourd’hui, pilier profane
  • Entre deux fontaines campé,
  • Je vois passer la courtisane
  • Se renversant dans son coupé.
  • Je vois, de janvier à décembre,
  • La procession des bourgeois,
  • Les Solons qui vont à la chambre,
  • Et les Arthurs qui vont au bois.
  • Oh ! dans cent ans quels laids squelettes
  • Fera ce peuple impie et fou,
  • Qui se couche sans bandelettes
  • Dans des cercueils que ferme un clou,
  • Et n’a pas même d’hypogées
  • A l’abri des corruptions,
  • Dortoirs où, par siècles rangées,
  • Plongent les générations !
  • Sol sacré des hiéroglyphes
  • Et des secrets sacerdotaux,
  • Où les sphinx s’aiguisent les griffes
  • Sur les angles des piédestaux ;
  • Où sous le pied sonne la crypte,
  • Où l’épervier couve son nid,
  • Je te pleure, ô ma vieille Egypte,
  • Avec des larmes de granit !
  • Théophile GAUTIER (1811-1872)
  • Emaux et camées

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