Accueil > Littérature > Anthologie > G > GAUTIER Théophile (1811-1872) > L’obélisque de Paris
- Sur cette place je m’ennuie,
- Obélisque dépareillé ;
- Neige, givre, bruine et pluie
- Glacent mon flanc déjà rouillé ;
- Et ma vieille aiguille, rougie
- Aux fournaises d’un ciel de feu,
- Prend des pâleurs de nostalgie
- Dans cet air qui n’est jamais bleu.
- Devant les colosses moroses
- Et les pylônes de Luxor,
- Près de mon frère aux teintes roses,
- Que ne suis-je debout encor’,
- Plongeant dans l’azur immuable,
- Mon pyramidion vermeil
- Et de mon ombre, sur le sable,
- Ecrivant les pas du soleil !
- Rhamsès, un jour mon bloc superbe,
- Où l’éternité s’ébréchait,
- Roula fauché comme un brin d’herbe,
- Et Paris s’en fit un hochet.
- La sentinelle granitique,
- Gardienne des énormités,
- Se dresse entre un faux temple antique
- Et la chambre des députés.
- Sur l’échafaud de Louis seize,
- Monolithe au sens aboli,
- On a mis mon secret, qui pèse
- Le poids de cinq mille ans d’oubli.
- Les moineaux francs souillent ma tête,
- Où s’abattaient dans leur essor
- L’ibis rose et le gypaète
- Au blanc plumage, aux serres d’or.
- La Seine, noir égout des rues,
- Fleuve immonde fait de ruisseaux,
- Salit mon pied, que dans ses crues
- Baisait le Nil, père des eaux,
- Le Nil, géant à barbe blanche
- Coiffé de lotus et de joncs,
- Versant de son urne qui penche
- Des crocodiles pour goujons !
- Les chars d’or étoilés de nacre
- Des grands pharaons d’autrefois
- Rasaient mon bloc heurté du fiacre
- Emportant le dernier des rois.
- Jadis, devant ma pierre antique,
- Le pschent au front, les prêtres saints
- Promenaient la bari mystique
- Aux emblèmes dorés et peints ;
- Mais aujourd’hui, pilier profane
- Entre deux fontaines campé,
- Je vois passer la courtisane
- Se renversant dans son coupé.
- Je vois, de janvier à décembre,
- La procession des bourgeois,
- Les Solons qui vont à la chambre,
- Et les Arthurs qui vont au bois.
- Oh ! dans cent ans quels laids squelettes
- Fera ce peuple impie et fou,
- Qui se couche sans bandelettes
- Dans des cercueils que ferme un clou,
- Et n’a pas même d’hypogées
- A l’abri des corruptions,
- Dortoirs où, par siècles rangées,
- Plongent les générations !
- Sol sacré des hiéroglyphes
- Et des secrets sacerdotaux,
- Où les sphinx s’aiguisent les griffes
- Sur les angles des piédestaux ;
- Où sous le pied sonne la crypte,
- Où l’épervier couve son nid,
- Je te pleure, ô ma vieille Egypte,
- Avec des larmes de granit !
- Théophile GAUTIER (1811-1872)
- Emaux et camées