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L’obélisque de Luxor

mercredi 16 novembre 2011, par Silvestre Baudrillart

  • Je veille, unique sentinelle
  • De ce grand palais dévasté,
  • Dans la solitude éternelle,
  • En face de l’immensité.
  • A l’horizon que rien ne borne,
  • Stérile, muet, infini,
  • Le désert sous le soleil morne,
  • Déroule son linceul jauni.
  • Au-dessus de la terre nue,
  • Le ciel, autre désert d’azur,
  • Où jamais ne flotte une nue,
  • S’étale implacablement pur.
  • Le Nil, dont l’eau morte s’étame
  • D’une pellicule de plomb,
  • Luit, ridé par l’hippopotame,
  • Sous un jour mat tombant d’aplomb ;
  • Et les crocodiles rapaces,
  • Sur le sable en feu des îlots,
  • Demi-cuits dans leurs carapaces,
  • Se pâment avec des sanglots.
  • Immobile sur son pied grêle,
  • L’ibis, le bec dans son jabot,
  • Déchiffre au bout de quelque stèle
  • Le cartouche sacré de Thot.
  • L’hyène rit, le chacal miaule,
  • Et, traçant des cercles dans l’air,
  • L’épervier affamé piaule,
  • Noire virgule du ciel clair.
  • Mais ces bruits de la solitude
  • Sont couverts par le bâillement
  • Des sphinx, lassés de l’attitude
  • Qu’ils gardent immuablement.
  • Produit des blancs reflets du sable
  • Et du soleil toujours brillant,
  • Nul ennui ne t’est comparable,
  • Spleen lumineux de l’Orient !
  • C’est toi qui faisais crier : Grâce !
  • A la satiété des rois
  • Tombant vaincus sur leur terrasse,
  • Et tu m’écrases de ton poids.
  • Ici jamais le vent n’essuie
  • Une larme à l’oeil sec des cieux.
  • Et le temps fatigué s’appuie
  • Sur les palais silencieux.
  • Pas un accident ne dérange
  • La face de l’éternité ;
  • L’Égypte, en ce monde où tout change,
  • Trône sur l’immobilité.
  • Pour compagnons et pour amies,
  • Quand l’ennui me prend par accès,
  • J’ai les fellahs et les momies
  • Contemporaines de Rhamsès ;
  • Je regarde un pilier qui penche,
  • Un vieux colosse sans profil
  • Et les canges à voile blanche
  • Montant ou descendant le Nil.
  • Que je voudrais comme mon frère,
  • Dans ce grand Paris transporté,
  • Auprès de lui, pour me distraire,
  • Sur une place être planté !
  • Là-bas, il voit à ses sculptures
  • S’arrêter un peuple vivant,
  • Hiératiques écritures,
  • Que l’idée épelle en rêvant.
  • Les fontaines juxtaposées
  • Sur la poudre de son granit
  • Jettent leurs brumes irisées ;
  • Il est vermeil, il rajeunit !
  • Des veines roses de Syène
  • Comme moi cependant il sort,
  • Mais je reste à ma place ancienne,
  • Il est vivant et je suis mort !
  • Théophile GAUTIER (1811-1872)
  • Emaux et camées

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