Accueil > Littérature > Anthologie > G > GAUTIER Théophile (1811-1872) > L’obélisque de Luxor
- Je veille, unique sentinelle
- De ce grand palais dévasté,
- Dans la solitude éternelle,
- En face de l’immensité.
- A l’horizon que rien ne borne,
- Stérile, muet, infini,
- Le désert sous le soleil morne,
- Déroule son linceul jauni.
- Au-dessus de la terre nue,
- Le ciel, autre désert d’azur,
- Où jamais ne flotte une nue,
- S’étale implacablement pur.
- Le Nil, dont l’eau morte s’étame
- D’une pellicule de plomb,
- Luit, ridé par l’hippopotame,
- Sous un jour mat tombant d’aplomb ;
- Et les crocodiles rapaces,
- Sur le sable en feu des îlots,
- Demi-cuits dans leurs carapaces,
- Se pâment avec des sanglots.
- Immobile sur son pied grêle,
- L’ibis, le bec dans son jabot,
- Déchiffre au bout de quelque stèle
- Le cartouche sacré de Thot.
- L’hyène rit, le chacal miaule,
- Et, traçant des cercles dans l’air,
- L’épervier affamé piaule,
- Noire virgule du ciel clair.
- Mais ces bruits de la solitude
- Sont couverts par le bâillement
- Des sphinx, lassés de l’attitude
- Qu’ils gardent immuablement.
- Produit des blancs reflets du sable
- Et du soleil toujours brillant,
- Nul ennui ne t’est comparable,
- Spleen lumineux de l’Orient !
- C’est toi qui faisais crier : Grâce !
- A la satiété des rois
- Tombant vaincus sur leur terrasse,
- Et tu m’écrases de ton poids.
- Ici jamais le vent n’essuie
- Une larme à l’oeil sec des cieux.
- Et le temps fatigué s’appuie
- Sur les palais silencieux.
- Pas un accident ne dérange
- La face de l’éternité ;
- L’Égypte, en ce monde où tout change,
- Trône sur l’immobilité.
- Pour compagnons et pour amies,
- Quand l’ennui me prend par accès,
- J’ai les fellahs et les momies
- Contemporaines de Rhamsès ;
- Je regarde un pilier qui penche,
- Un vieux colosse sans profil
- Et les canges à voile blanche
- Montant ou descendant le Nil.
- Que je voudrais comme mon frère,
- Dans ce grand Paris transporté,
- Auprès de lui, pour me distraire,
- Sur une place être planté !
- Là-bas, il voit à ses sculptures
- S’arrêter un peuple vivant,
- Hiératiques écritures,
- Que l’idée épelle en rêvant.
- Les fontaines juxtaposées
- Sur la poudre de son granit
- Jettent leurs brumes irisées ;
- Il est vermeil, il rajeunit !
- Des veines roses de Syène
- Comme moi cependant il sort,
- Mais je reste à ma place ancienne,
- Il est vivant et je suis mort !
- Théophile GAUTIER (1811-1872)
- Emaux et camées