Accueil > Littérature > Anthologie > C > CHÉNIER André (1762-1794) > Iambes
- Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphire
- Anime la fin d’un beau jour,
- Au pied de l’échafaud j’essaye encor ma lyre.
- Peut-être est-ce bientôt mon tour ;
- Peut-être avant que l’heure en cercle promenée
- Ait posé sur l’émail brillant,
- Dans les soixante pas où sa route est bornée,
- Son pied sonore et vigilant,
- Le sommeil du tombeau pressera ma paupière !
- Avant que de ses deux moitiés
- Ce vers que je commence ait atteint la dernière,
- Peut-être en ces murs effrayés
- Le messager de mort, noir recruteur des ombres,
- Escorté d’infâmes soldats,
- Ébranlant de mon nom ces longs corridors sombres,
- Où seul, dans la foule à grands pas
- J’erre, aiguisant ces dards persécuteurs du crime,
- Du juste trop faibles soutiens,
- Sur mes lèvres soudain va suspendre la rime ;
- Et chargeant mes bras de liens,
- Me traîner, amassant en foule à mon passage
- Mes tristes compagnons reclus,
- Qui me connaissaient tous avant l’affreux message,
- Mais qui ne me connaissent plus.
- Eh bien ! j’ai trop vécu. Quelle franchise auguste,
- De mâle constance et d’honneur
- Quels exemples sacrés doux à l’âme du juste,
- Pour lui quelle ombre de bonheur,
- Quelle Thémis terrible aux têtes criminelles,
- Quels pleurs d’une noble pitié,
- Des antiques bienfaits quels souvenirs fidèles,
- Quels beaux échanges d’amitié,
- Font digne de regrets l’habitacle des hommes ?
- La peur blême et louche est leur Dieu,
- La bassesse, la honte. Ah ! lâches que nous sommes !
- Tous, oui, tous. Adieu, terre, adieu.
- Vienne, vienne la mort ! que la mort me délivre !...
- Ainsi donc, mon cœur abattu
- Cède au poids de ses maux ! — Non, non, puissé-je vivre !
- Ma vie importe à la vertu.
- Car l’honnête homme enfin, victime de l’outrage,
- Dans les cachots, près du cercueil,
- Relève plus altiers son front et son langage,
- Brillant d’un généreux orgueil.
- S’il est écrit aux cieux que jamais une épée
- N’étincellera dans mes mains,
- Dans l’encre et l’amertume une autre arme trempée
- Peut encor servir les humains.
- Justice, vérité, si ma main, si ma bouche,
- Si mes pensers les plus secrets
- Ne froncèrent jamais votre sourcil farouche,
- Et si les infâmes progrès,
- Si la risée atroce, ou plus atroce injure,
- L’encens de hideux scélérats,
- Ont pénétré vos cœurs d’une large blessure,
- Sauvez-moi. Conservez un bras
- Qui lance votre foudre, un amant qui vous venge.
- Mourir sans vider mon carquois !
- Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange
- Ces bourreaux barbouilleurs de lois !
- Ces vers cadavéreux de la France asservie,
- Égorgée ! ô mon cher trésor,
- O ma plume, fiel, bile, horreur, dieux de ma vie !
- Par vous seuls je respire encor
- Comme la poix brûlante agitée en ses veines
- Ressuscite un flambeau mourant.
- Je souffre ; mais je vis. Par vous, loin de mes peines,
- D’espérance un vaste torrent
- Me transporte. Sans vous, comme un poison livide,
- L’invisible dent du chagrin,
- Mes amis opprimés, du menteur homicide
- Les succès, le sceptre d’airain,
- Des bons proscrits par lui la mort ou la ruine,
- L’opprobre de subir sa loi,
- Tout eût tari ma vie, ou contre ma poitrine
- Dirigé mon poignard. Mais quoi !
- Nul ne resterait donc pour attendrir l’histoire
- Sur tant de justes massacrés !
- Pour consoler leurs fils, leurs veuves, leur mémoire !
- Pour que des brigands abhorrés
- Frémissent aux portraits noirs de leur ressemblance !
- Pour descendre jusqu’aux enfers
- Nouer le triple fouet, le fouet de la vengeance
- Déjà levé sur ces pervers !
- Pour cracher sur leurs noms, pour chanter leur supplice !
- Allons, étouffe tes clameurs ;
- Souffre, ô cœur gros de haine, affamé de justice.
- Toi, Vertu, pleure si je meurs.