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dimanche 30 octobre 2011, par
Parmi toutes les religions que connaît l’humanité, le christianisme est profondément original. Dieu créateur y est radicalement transcendant, et pourtant Il est notre Père, un Père tendre et aimant. Paradoxe, contraste où se retrouvent de nombreux aspects de la foi. Et si cette filiation divine était aussi, pour la vie spirituelle, un algorithme fondamental ?
La considération de la filiation divine est d’un intérêt particulier à notre époque.
Comme de nombreux auteurs récents l’ont fait remarquer, nous sommes dans une « société sans père ». Celui-ci tend à ne plus comprendre sa propre fonction, voire à s’effacer et disparaître devant la femme omniprésente : toujours éducatrice, mais également capable de travailler à l’extérieur et de gagner le pain de la maison. Le père n’a même plus ce rôle de chef de famille que lui conférait saint Paul. Il faut désormais rappeler son existence. Le fait d’entendre dire : « Dieu est ton Père ! » a quelque chose de bienfaisant et de structurant. Dieu est un père, qui te donne un nom (la vocation), qui te prescrit une loi (le Décalogue) et qui te maintient dans l’être.
« Au commencement, » Dieu fit l’homme « à son image et à sa ressemblance » (Gn 1, 26). Ce don de la ressemblance divine était une préfiguration de la filiation que le Christ apporterait avec la grâce du baptême.
Il faut redécouvrir l’importance du baptême. Cette plongée initiale dans l’eau de la régénération fait du nouveau baptisé un « enfant de Dieu dans le Fils unique » (Catéchisme de l’Eglise catholique, 1243).
L’eau du baptême, symbole de mort et de résurrection, recrée celui qu’elle recouvre. Elle lave du péché originel et des péchés personnels, et elle donne au baptisé la grâce sanctifiante, accompagnée de son triple cortège : les vertus théologales, les dons du Saint-Esprit et les vertus morales. Le baptême est ainsi véritablement la porte de la sainteté chrétienne. Toute la vie spirituelle y est contenue en germe.
C’est pourquoi les premiers chrétiens reçoivent, dans le Nouveau Testament, le nom de « saints » (par ex. 2 Co 9, 1).
Le baptême fait du fidèle, selon l’expression de certains Pères de l’Eglise, alter Christus, ipse Christus : « un autre Christ, le Christ lui-même. » Il devient un membre du Corps du Christ, et en s’assimilant au Fils par nature, il peut appeler Abba, Père, « papa » en araméen, notre Père qui est aux cieux. C’est la grande libération chrétienne. « Ainsi, tu n’es plus esclave, mais fils » (Ga 4, 7). C’est la belle image paulinienne de l’Église corps du Christ : en devenant membre du Corps, on bénéficie aussi des qualités de Celui qui en est la Tête.
Mais comment le chrétien peut-il se dire fils de Dieu, alors qu’il proclame que Jésus est « le Fils unique de Dieu » ?
Jésus est le Verbe, le Fils unique de Dieu. « Nul ne connaît le Père, si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut le révéler » (Mt 11, 27). Être le Fils, l’une des trois Personnes divines, est évidemment une réalité unique et transcendante. C’est partager aussi l’Unité et la Nature divines. L’expression « Fils de Dieu » exprime l’intimité, l’amour qui unit les Personnes divines. La filiation telle que nous la connaissons dans la nature humaine ne nous en donne qu’un faible indice. « Le Père et moi, nous sommes Un » (Jn 10, 30).
Pour bien distinguer la filiation du Christ et celle des chrétiens, l’Église prend soin de préciser que la filiation baptismale n’est qu’adoptive (Jean Paul II, Audience générale, 01-04-1998). Qu’est-ce que cela signifie ? Dieu peut tout, et en nous adoptant, il fait de nous réellement ses fils. La filiation divine adoptive met l’accent sur la gratuité de l’adoption de la part de Dieu, et elle va plus loin que la filiation humaine par adoption parce qu’elle nous fait participer, par la grâce, à la nature divine.
C’est pourquoi, dans l’épisode évangélique du didrachme, Jésus ne craint pas de faire de saint Pierre son égal dans la filiation. On vient lui demander de payer un impôt traditionnel, et Jésus, dans une conversation avec saint Pierre, fait remarquer que seules les personnes extérieures à la famille royale paient l’impôt : « les fils sont libres » (Mt 17, 26). Pierre et Jésus sont des fils du Roi, qui n’ont pas à payer l’impôt, mais finalement ils vont s’en acquitter, pour ne pas scandaliser.
Ce lien émouvant de la créature humaine avec son créateur est bel et bien quelque chose d’unique dans l’histoire des religions.
Le sens de la filiation divine apporte une réponse aux trois plaies qui frappent, selon le pape Benoît XVI, la société moderne : l’individualisme, l’hédonisme et le matérialisme.
L’homme moderne est individualiste, au risque d’oublier que la société est constituée des apports de chacun. Se sentir fils de Dieu, c’est aussi se sentir frère de tous les baptisés, se relier à une solidarité planétaire et même au-delà : celle de l’Église triomphante au ciel et celle de l’Église souffrante au Purgatoire. Chacun des frères du chrétien a droit à son respect et à sa compassion : ils sont d’autres Christs. L’apostolat en est une autre conséquence. Celui qui se sent fils de Dieu, rempli de la joie de cette bonne nouvelle, a envie de la communiquer aux autres et de les aider à devenir, eux aussi, fils de Dieu : « Le bien, par nature, est diffusif » (Saint Thomas d’Aquin). La sainteté, bien qu’étant une affaire personnelle pour chacun, n’est pas un combat solitaire. Elle se gagne avec les autres.
Un autre des maux qui frappent notre temps, c’est l’hédonisme, la recherche du plaisir sans frein. La filiation divine s’y oppose en rattachant la joie à la Croix. En effet, s’identifier au Christ, c’est être prêt à retrouver dans sa vie la Croix, comme Simon de Cyrène qui avait été réquisitionné pour aider le Christ. « Si quelqu’un veut marcher derrière moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive ! » (Mc 8, 34)… Mais c’est aussi savoir que Dieu, qui est Père, n’enverra pas à ses enfants des épreuves au-dessus de leurs forces. Les difficultés qui jalonnent notre vie ont une fonction éducative ; elles nous raffermissent, nous aident à fabriquer des anticorps et à grandir, selon l’adage : Per Crucem ad lucem.
Le matérialisme est la troisième grande plaie. Face à la richesse matérielle, qui remplit sans assouvir, qui gonfle sans combler, la filiation divine offre l’alternative d’un autre bonheur, simple et proche : celui d’être fils de Quelqu’un qui est au-dessus de toutes les créatures. Cette filiation remplit le chrétien d’une fierté légitime, et l’investit d’une force qui le rend capable de toutes les audaces.
Cette réalité de la filiation divine est une nouveauté chrétienne, une « bonne nouvelle » qui en a converti plus d’un. Les musulmans, en particulier, sont très loin de cette conception, et quand ils la découvrent, il est fréquent qu’ils se rapprochent du christianisme. Mais en même temps, elle n’est pas mise habituellement comme fil conducteur d’une spiritualité, comme ce fut le cas pour saint Josémaria, le fondateur de l’Opus Dei.
Présentons un peu Josémaria Escriva. Prêtre espagnol, il reçoit en 1928 sa première « intuition fondationnelle » : Dieu lui demande de fonder l’Opus Dei, un nouveau chemin de sanctification dans le monde, dans et à travers les réalités ordinaires de la vie. En 1930, c’est une seconde lumière, lui demandant d’étendre l’Opus Dei aux femmes. Le 16 octobre 1931, à 29 ans, dans un tramway à Madrid, après avoir célébré la Messe, l’abbé Escriva connaît son « oraison la plus élevée ». Essayant de lire le journal, il est soudain envahi par une oraison très profonde, portant justement sur la filiation divine. « J’ai senti l’action du Seigneur, qui faisait naître dans mon cœur et sur mes lèvres, avec la force de quelque chose d’impérieux et de nécessaire, cette tendre invocation : Abba ! Pater ! J’ai sans doute fait cette prière à voix haute » (Lettre du 9 janvier 1959, 60).
Abba ! Pater ! Ces deux mots jaillissent sur ses lèvres, comme une exclamation forcée, probablement d’une voix sourde, mais de façon répétitive, dans le tram et au milieu de la foule, sans qu’il puisse s’en empêcher. Cette expérience fut un tournant dans sa vie. Désormais, la spiritualité de l’Opus Dei aurait la filiation divine pour base structurante : cet esprit filial, simple et confiant, imprégnerait la sensibilité et la vie de Josémaria et de ses fils. Cette lumière apportée à un saint des temps modernes ne pourrait-elle nous éclairer, nous aussi ?
La filiation divine n’est pas une dévotion de plus : elle est l’appui, le soutien, le fondement de toute la vie de piété. La prière elle-même est simplifiée, elle devient une conversation à bâtons rompus. Il n’y a plus, dans la crainte de Dieu, que celle de blesser le cœur d’un Père qui aime ses enfants à la folie. Toute la vie se remplit d’un optimisme, d’une confiance qui ne sont pas les fruits de la naïveté, mais de vertus solides et viriles, appuyées sur la foi en la Croix et en la Résurrection.
Silvestre Baudrillart