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Venise

samedi 24 décembre 2011, par Silvestre Baudrillart

  • Dans Venise la rouge,
  • Pas un bateau qui bouge,
  • Pas un pêcheur dans l’eau,
  • Pas un falot.
  • Seul, assis à la grève,
  • Le grand lion soulève,
  • Sur l’horizon serein,
  • Son pied d’airain.
  • Autour de lui, par groupes,
  • Navires et chaloupes,
  • Pareils à des hérons
  • Couchés en ronds,
  • Dorment sur l’eau qui fume,
  • Et croisent dans la brume,
  • En légers tourbillons,
  • Leurs pavillons.
  • La lune qui s’efface
  • Couvre son front qui passe
  • D’un nuage étoilé
  • Demi-voilé.
  • Ainsi, la dame abbesse
  • De Sainte-Croix rabaisse
  • Sa cape aux larges plis
  • Sur son surplis.
  • Et les palais antiques,
  • Et les graves portiques,
  • Et les blancs escaliers
  • Des chevaliers,
  • Et les ponts, et les rues,
  • Et les mornes statues,
  • Et le golfe mouvant
  • Qui tremble au vent,
  • Tout se tait, fors les gardes
  • Aux longues hallebardes,
  • Qui veillent aux créneaux
  • Des arsenaux.
  • Ah ! maintenant plus d’une
  • Attend, au clair de lune,
  • Quelque jeune muguet,
  • L’oreille au guet.
  • Pour le bal qu’on prépare,
  • Plus d’une qui se pare,
  • Met devant son miroir
  • Le masque noir.
  • Sur sa couche embaumée,
  • La Vanina pâmée
  • Presse encor son amant,
  • En s’endormant ;
  • Et Narcissa, la folle,
  • Au fond de sa gondole,
  • S’oublie en un festin
  • Jusqu’au matin.
  • Et qui, dans l’Italie,
  • N’a son grain de folie ?
  • Qui ne garde aux amours
  • Ses plus beaux jours ?
  • Laissons la vieille horloge,
  • Au palais du vieux doge,
  • Lui compter de ses nuits
  • Les longs ennuis.
  • Comptons plutôt, ma belle,
  • Sur ta bouche rebelle
  • Tant de baisers donnés...
  • Ou pardonnés.
  • Comptons plutôt tes charmes,
  • Comptons les douces larmes,
  • Qu’à nos yeux a coûté
  • La volupté !
  • Alfred de MUSSET (1810-1857)
  • Premières poésies