- Quel que soit le souci que ta jeunesse endure,
- Laisse-la s’élargir, cette sainte blessure
- Que les séraphins noirs t’ont faite au fond du cœur ;
- Rien ne nous rend si grands qu’une grande douleur.
- Mais, pour en être atteint, ne crois pas, ô poète,
- Que ta voix ici-bas doive rester muette.
- Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
- Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots.
- Lorsque le pélican, lassé d’un long voyage,
- Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux,
- Ses petits affamés courent sur le rivage
- En le voyant au loin s’abattre sur les eaux.
- Déjà, croyant saisir et partager leur proie,
- Ils courent à leur père avec des cris de joie
- En secouant leurs becs sur leurs goitres hideux.
- Lui, gagnant à pas lent une roche élevée,
- De son aile pendante abritant sa couvée,
- Pêcheur mélancolique, il regarde les cieux.
- Le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte ;
- En vain il a des mers fouillé la profondeur ;
- L’océan était vide et la plage déserte ;
- Pour toute nourriture il apporte son cœur.
- Sombre et silencieux, étendu sur la pierre,
- Partageant à ses fils ses entrailles de père,
- Dans son amour sublime il berce sa douleur ;
- Et, regardant couler sa sanglante mamelle,
- Sur son festin de mort il s’affaisse et chancelle,
- Ivre de volupté, de tendresse et d’horreur.
- Mais parfois, au milieu du divin sacrifice,
- Fatigué de mourir dans un trop long supplice,
- Il craint que ses enfants ne le laissent vivant ;
- Alors il se soulève, ouvre son aile au vent,
- Et, se frappant le cœur avec un cri sauvage,
- Il pousse dans la nuit un si funèbre adieu,
- Que les oiseaux des mers désertent le rivage,
- Et que le voyageur attardé sur la plage,
- Sentant passer la mort se recommande à Dieu.
- Poète, c’est ainsi que font les grands poètes.
- Ils laissent s’égayer ceux qui vivent un temps ;
- Mais les festins humains qu’ils servent à leurs fêtes
- Ressemblent la plupart à ceux des pélicans.
- Quand ils parlent ainsi d’espérances trompées,
- De tristesse et d’oubli, d’amour et de malheur,
- Ce n’est pas un concert à dilater le coeur ;
- Leurs déclamations sont comme des épées :
- Elles tracent dans l’air un cercle éblouissant ;
- Mais il y pend toujours quelques gouttes de sang.
Alfred de MUSSET (1810-1857)