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Le Cimetière marin

mardi 27 octobre 2015, par Silvestre Baudrillart

Pindare Pythiques III (Citation non reproduite.)

  • Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
  • Entre les pins palpite, entre les tombes ;
  • Midi le juste y compose de feux
  • La mer, la mer, toujours recommencée
  • Ô récompense après une pensée
  • Qu’un long regard sur le calme des dieux !
  • Quel pur travail de fins éclairs consume
  • Maint diamant d’imperceptible écume,
  • Et quelle paix semble se concevoir !
  • Quand sur l’abîme un soleil se repose,
  • Ouvrages purs d’une éternelle cause,
  • Le Temps scintille et le Songe est savoir.
  • Stable trésor, temple simple à Minerve,
  • Masse de calme, et visible réserve,
  • Eau sourcilleuse, OEil qui gardes en toi
  • Tant de sommeil sous un voile de flamme,
  • Ô mon silence !. . . Édifice dans l’âme,
  • Mais comble d’or aux mille tuiles, Toit !
  • Temple du Temps, qu’un seul soupir résume,
  • À ce point pur je monte et m’accoutume,
  • Tout entouré de mon regard marin ;
  • Et comme aux dieux mon offrande suprême,
  • La scintillation sereine sème
  • Sur l’altitude un dédain souverain.
  • Comme le fruit se fond en jouissance,
  • Comme en délice il change son absence
  • Dans une bouche où sa forme se meurt,
  • Je hume ici ma future fumée,
  • Et le ciel chante à l’âme consumée
  • Le changement des rives en rumeur.
  • Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change !
  • Après tant d’orgueil, après tant d’étrange
  • Oisiveté, mais pleine de pouvoir,
  • Je m’abandonne à ce brillant espace,
  • Sur les maisons des morts mon ombre passe
  • Qui m’apprivoise à son frêle mouvoir.
  • L’âme exposée aux torches du solstice,
  • Je te soutiens, admirable justice
  • De la lumière aux armes sans pitié !
  • Je te tends pure à ta place première,
  • Regarde-toi !. . . Mais rendre la lumière
  • Suppose d’ombre une morne moitié.
  • Ô pour moi seul, à moi seul, en moi-même,
  • Auprès d’un coeur, aux sources du poème,
  • Entre le vide et l’événement pur,
  • J’attends l’écho de ma grandeur interne,
  • Amère, sombre, et sonore citerne,
  • Sonnant dans l’âme un creux toujours futur !
  • Sais-tu, fausse captive des feuillages,
  • Golfe mangeur de ces maigres grillages,
  • Sur mes yeux clos, secrets éblouissants,
  • Quel corps me traîne à sa fin paresseuse,
  • Quel front l’attire à cette terre osseuse ?
  • Une étincelle y pense à mes absents.
  • Fermé, sacré, plein d’un feu sans matière,
  • Fragment terrestre offert à la lumière,
  • Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux,
  • Composé d’or, de pierre et d’arbres sombres,
  • Où tant de marbre est tremblant sur tant d’ombres ;
  • La mer fidèle y dort sur mes tombeaux !
  • Chienne splendide, écarte l’idolâtre !
  • Quand solitaire au sourire de pâtre,
  • Je pais longtemps, moutons mystérieux,
  • Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes,
  • Éloignes-en les prudentes colombes,
  • Les songes vains, les anges curieux !
  • Ici venu, l’avenir est paresse.
  • L’insecte net gratte la sécheresse ;
  • Tout est brûlé, défait, reçu dans l’air
  • À je ne sais quelle sévère essence. . .
  • La vie est vaste, étant ivre d’absence,
  • Et l’amertume est douce, et l’esprit clair.
  • Les morts cachés sont bien dans cette terre
  • Qui les réchauffe et sèche leur mystère.
  • Midi là-haut, Midi sans mouvement
  • En soi se pense et convient à soi-même. . .
  • Tête complète et parfait diadème,
  • Je suis en toi le secret changement.
  • Tu n’as que moi pour contenir tes craintes !
  • Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes
  • Sont le défaut de ton grand diamant. . .
  • Mais dans leur nuit toute lourde de marbres,
  • Un peuple vague aux racines des arbres
  • A pris déjà ton parti lentement.
  • Ils ont fondu dans une absence épaisse,
  • L’argile rouge a bu la blanche espèce,
  • Le don de vivre a passé dans les fleurs !
  • Où sont des morts les phrases familières,
  • L’art personnel, les âmes singulières ?
  • La larve file où se formaient les pleurs.
  • Les cris aigus des filles chatouillées,
  • Les yeux, les dents, les paupières mouillées,
  • Le sein charmant qui joue avec le feu,
  • Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,
  • Les derniers dons, les doigts qui les défendent,
  • Tout va sous terre et rentre dans le jeu !
  • Et vous, grande âme, espérez-vous un songe
  • Qui n’aura plus ces couleurs de mensonge
  • Qu’aux yeux de chair l’onde et l’or font ici ?
  • Chanterez-vous quand serez vaporeuse ?
  • Allez ! Tout fuit ! Ma présence est poreuse,
  • La sainte impatience meurt aussi !
  • Maigre immortalité noire et dorée,
  • Consolatrice affreusement laurée,
  • Qui de la mort fais un sein maternel,
  • Le beau mensonge et la pieuse ruse !
  • Qui ne connaît, et qui ne les refuse,
  • Ce crâne vide et ce rire éternel !
  • Pères profonds, têtes inhabitées,
  • Qui sous le poids de tant de pelletées,
  • Êtes la terre et confondez nos pas,
  • Le vrai rongeur, le ver irréfutable
  • N’est point pour vous qui dormez sous la table,
  • Il vit de vie, il ne me quitte pas !
  • Amour, peut-être, ou de moi-même haine ?
  • Sa dent secrète est de moi si prochaine
  • Que tous les noms lui peuvent convenir !
  • Qu’importe ! Il voit, il veut, il songe, il touche !
  • Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche,
  • À ce vivant je vis d’appartenir !
  • Zénon ! Cruel Zénon ! Zénon d’Êlée !
  • M’as-tu percé de cette flèche ailée
  • Qui vibre, vole, et qui ne vole pas !
  • Le son m’enfante et la flèche me tue !
  • Ah ! le soleil. . . Quelle ombre de tortue
  • Pour l’âme, Achille immobile à grands pas !
  • Non, non !. . . Debout ! Dans l’ère successive !
  • Brisez, mon corps, cette forme pensive !
  • Buvez, mon sein, la naissance du vent !
  • Une fraîcheur, de la mer exhalée,
  • Me rend mon âme. . . Ô puissance salée !
  • Courons à l’onde en rejaillir vivant.
  • Oui ! Grande mer de délires douée,
  • Peau de panthère et chlamyde trouée,
  • De mille et mille idoles du soleil,
  • Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,
  • Qui te remords l’étincelante queue
  • Dans un tumulte au silence pareil,
  • Le vent se lève !. . . Il faut tenter de vivre !
  • L’air immense ouvre et referme mon livre,
  • La vague en poudre ose jaillir des rocs !
  • Envolez-vous, pages tout éblouies !
  • Rompez, vagues ! Rompez d’eaux réjouies
  • Ce toit tranquille où picoraient des focs !