- C’est beau d’avoir élu
- Domicile vivant
- Et de loger le temps
- Dans un coeur continu,
- Et d’avoir vu ses mains
- Se poser sur le monde
- Comme sur une pomme
- Dans un petit jardin,
- D’avoir aimé la terre,
- La lune et le soleil,
- Comme des familiers
- Qui n’ont pas leurs pareils,
- Et d’avoir confié
- Le monde à sa mémoire
- Comme un clair cavalier
- A sa monture noire,
- D’avoir donné visage
- À ces mots : femme, enfants,
- Et servi de rivage
- À d’errants continents,
- Et d’avoir atteint l’âme
- À petits coups de rame
- Pour ne l’effaroucher
- D’une brusque approchée.
- C’est beau d’avoir connu
- L’ombre sous le feuillage
- Et d’avoir senti l’âge
- Ramper sur le corps nu,
- Accompagné la peine
- Du sang noir dans nos veines
- Et doré son silence
- De l’étoile Patience,
- Et d’avoir tous ces mots
- Qui bougent dans la tête,
- De choisir les moins beaux
- Pour leur faire un peu fête,
- D’avoir senti la vie
- Hâtive et mal aimée,
- De l’avoir enfermée
- Dans cette poésie.
Jules Supervielle (1884-1960)