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Eloge du Sommeil

vendredi 4 janvier 2019, par Silvestre Baudrillart

L’enfant ne pense pas même, ne sait pas qu’il dormira le soir.
Que le soir il tombera de sommeil.
C’est pourtant ce sommeil
Toujours prêt, toujours disponible, toujours présent,
Toujours en-dessous, comme une bonne réserve,
Celui d’hier et celui de demain, comme une bonne nourriture d’être,
Comme un renforcement d’être, comme une réserve d’être,
Inépuisable. Toujours présente.
Celui de ce matin et celui de ce soir
Qui lui met cette force dans les jarrets.
Ce sommeil d’avant, ce sommeil d’après
C’est ce même sommeil sans fond
Continu comme l’être même
Qui passe d’une nuit à une nuit, d’une nuit à l’autre,
qui continue d’une nuit à l’autre
En passant par dessus les jours
En ne laissant les jours que comme des jours, comme des ouvertures.
C’est ce même sommeil où les enfants ensevelissent leur être
Qui leur maintient, qui leur fait tous les jours ces jarrets nouveaux,
Ces jarrets neufs.
Et ce qu’il y a dans des jarrets neufs : ces âmes neuves.
Ces âmes nouvelles, ces âmes fraîches.
Fraîches le matin, fraîches à midi, fraîches le soir.
Fraîches comme les roses de France.
Ces âmes au col non ployé.
Voilà le secret d’être infatigables.
C’est de dormir.
Pourquoi les hommes n’en usent- ils pas.
J’aidonné ce secret à tout le monde, dit Dieu.
Je ne l’ai pas vendu.
Celui qui dort bien, vit bien.
Celui qui dort, prie.
(Aussi celui qui travaille, prie.
Mais il y a temps pour tout.
Et le sommeil et le travail
Et le travail et le sommeil sont les deux frères.
Et ils s’entendent très bien ensemble.
Et le sommeil conduit au travail et le travail conduit au sommeil.
Celui qui travaille bien dort bien, celui qui dort bien travaille bien.
Il faut, dit Dieu, qu’il y ait une accointance,
Qu’il se soit passé quelque chose
Entre ce royaume de France et cette petite Espérance.
Il y a là un secret. Ils y réussissent trop bien.
Pourtant on me dit
Qu’il y a des hommes qui ne dorment pas.
Je n’aime pas celui quine dort pas, dit Dieu.
Le sommeil est l’ami de l’homme.
Le sommeil est l’ami de Dieu.
Le sommeil est peut-être ma plus belle création.
Et moi-même je me suis reposé le septième jour.
Celui qui a le cœur pur, dort.
Et celui qui dort a le cœur pur.
C’est le grand secret d’être infatigable comme un enfant.
D’avoir comme un enfant cette force dans les jarrets.
Ces jarrets neufs, ces âmes neuves
Et de recommencer tous les matins, toujours neuf,
Comme la jeune, comme la neuve Espérance.
Or on me dit qu’il y a des hommes
Qui travaillent bien et qui dorment mal.
Qui ne dorment pas.
Quel manque de confiance en moi.
C’est presque plus grave que s’ils travaillaient mal mais dormaient bien.
Que s’ils ne travaillaient pas mais dormaient, car la paresse
N’est pas un plus grand péché que l’inquiétude
Et même c’est un moins grand péché que l’inquiétude
Et que le désespoir et le manque de confiance en moi.
Je ne parle pas, dit Dieu, de ces hommes
Qui ne travaillent pas et qui ne dorment pas.
Ceux-là sont des pécheurs, c’est entendu.
C’est bien fait pour eux.
Des grands pécheurs.
Ils n’ont qu’à travailler.
Je parle de ceux qui travaillent et qui ne dorment pas.
Je les plains.
Je parle de ceux qui travaillent, et qui ainsi
En ceci suivent mon commandement, les pauvres enfants.
Et qui d’autre part n’ont pas le courage, n’ont pas la confiance, ne dorment pas.
Je les plains.
Je leur en veux.
Un peu.
Ils ne me font pas confiance.
Comme l’enfant se couche innocent dans les bras de sa mère
ainsi ils ne se couchent point
Innocents dans les bras de ma Providence.
Ils ont le courage de travailler.
Ils n’ont pas le courage de ne rien faire.
Ils ont la vertu de travailler.
Ils n’ont pas la vertu de ne rien faire.
De se détendre. De se reposer. De dormir.
Les malheureux ils ne savent pas ce qui est bon.
Ils gouvernent très bien leurs affaires pendant le jour.
Mais ils ne veulent pas m’en confier le gouvernement pendant la nuit.
Comme si je n’étais pas capable d’en assurer le gouvernement pendant une nuit.
— Celui qui ne dort pas est infidèle à l’Espérance.
Et c’est la plus grande infidélité.
Parce que c’est l’infidélité à la plus grande Foi.
Pauvres enfants
ils administrent dans la journée leurs affaires avec sagesse.
Mais le soir venu ils ne se résolvent point.
Ils ne se résignent point à en confier le gouvernement à ma sagesse.
L’espace d’une nuit à m’en confier le gouvernement.
Et l’administration et tout le gouvernement.
Comme si je n’étais pas capable, peut-être, de m’en occuper un peu.
D’y veiller.
De gouverner et d’administrer et tout le tremblement.
J’en administre bien d’autres, pauvres gens, je gouverne la création, c’est peut-être plus difficile.
Vous pourriez peut-être sans grand dommage me laisser vos affaires en mains, hommes sages.
Je suis peut-être aussi sage que vous.
Vous pourriez peut-être me les remettre l’espace d’une nuit.
L’espace que vous dormiez
Enfin
Et le lendemain matin vous les retrouveriez peut-être pas trop abîmées.
Le lendemain matin elles ne seraient peut-être pas plus mal.
Je suis peut-être encore capable de les conduire un peu,
Je parle de ceux qui travaillent
Et qui ainsi en ceci suivent mon commandement.
Et qui ne dorment pas, et qui ainsi en ceci
Refusent tout ce qu’il y a de bon dans ma création,
Le sommeil, tout ce que j’ai créé de bon,
Et aussi refusent tout de même ici mon commandement même.
Pauvres enfants quelle ingratitude envers moi
Que de refuser un aussi bon,
Un aussi beau commandement.
Pauvres enfants ils suivent la sagesse humaine.
La sagesse humaine dit
Ne remettez pas au lendemain
Ce que vous pouvez faire le jour même.
Et moi je vous dis
Celui qui sait remettre au lendemain
Est celui qui est le plus agréable à Dieu.
Celui qui dort comme un enfant
Est aussi celui qui dort comme ma chère Espérance.
Et moi je vous dis
Remettez à demain
Ces soucis et ces peines qui aujourd’hui vous rongent
Et aujourd’hui pourraient vous dévorer.
Remettez à demain ces sanglots qui vous étouffent
Quand vous voyez le malheur d’aujourd’hui.
Ces sanglots qui vous montent et qui vous étranglent.
Remettez à demain ces larmes qui vous emplissent les yeux et la tête.
Qui vous inondent.
Qui vous tombent.
Ces larmes qui vous coulent.
Parce que d’ici demain, moi, Dieu, j’aurai peut-être passé.
La sagesse humaine dit :
Malheureux qui remet à demain.
Et moi je dis
Heureux, heureux qui remet à demain.
Heureux qui remet.
C’est-à-dire
Heureux qui espère.
Et qui dort.
Et au contraire je dis
Malheureux.
Malheureux celui qui veille et ne me fait pas confiance.
Quelle défiance de moi.
Malheureux celui qui veille.
Et traîne.
Malheureux celui qui traîne sur les soirs et sur ses nuits.
Sur les avancées du soir et sur les tombées de la nuit.
Comme une traînée d’escargot sur ces belles avancées.
Mes créatures.
Comme une traînée de limace sur ces belles tombées.
Mes créatures, ma création.
Les lents ressouvenirs des soucis quotidiens.
Les cuissons, les morsures.
Les traces sales des soucis, des amertumes et des inquiétudes.
Des peines.
Les traces de limaces.
Sur les fleurs de ma nuit.
En vérité je vous le dis celui-là fait offense
A ma chère Espérance.
Qui ne veut point me confier le gouvernement de sa vie.
Pendant qu’il dormirait.
Le sot.
Qui ne veut point me confier le gouvernement de sa nuit.
Comme si je n’avais pas fait mes preuves.
Qui ne veut pas me confier le gouvernement d’une nuit de lui.
Comme si plus d’un.
Qui avait laissé ses affaires très mauvaises en se couchant.
Ne les avait pas trouvées très bonnes en se levant.
Parce que peut-être j’avais passé par là.
Les nuits se suivent et se tiennent et pour l’enfant les nuits sont continues et elles sont le fond de son être même.
C’est là qu’il retombe.
Elles sont le fond même de sa vie.
Elles sont son être même.
La nuit est l’endroit, la nuit est l’être où il se baigne, où il se nourrit, où il se crée, où il se fait.
Où il fait son être.
Où il se refait.
La nuit est l’endroit, la nuit est l’être où il se repose, où il se retire, où il se recueille. Où il rentre.
Et il en sort frais.
La nuit est ma plus belle création.
Or pourquoi l’homme n’en use-t-il pas ?
On me dit qu’il y a des hommes qui ne dorment pas la nuit.
La nuit est pour les enfants et pour ma jeune Espérance ce qu’elle est réellement.
Ce sont les enfants qui voient et qui savent.
C’est ma jeune espérance
Qui voit et qui sait.
Ce que c’est que l’être.
Ce que c’est que cet être la nuit.
C’est la nuit qui est continue.
Les enfants savent très bien.
Les enfants voient très bien.
Et ce sont les jours qui sont discontinus.
Ce sont les jours qui percent, qui rompent la nuit
Et nullement les nuits qui interrompent le jour.
C’est le jour qui fait du bruit à la nuit.
Autrement elle dormirait.
Et la solitude, et le silence de la nuit est si beau et si grand
Qu’il entoure, qu’il cerne, qu’il ensevelit les jours mêmes.
Qu’il fait une bordure auguste aux agitations des jours.
Les enfants ont raison, ma petite Espérance a raison.
Toutes les nuits ensemble.
Se rejoignent, se joignent comme une belle ronde, comme une belle danse
De nuits qui se tiennent par la main et les maigres jours
Ne font qu’une procession qui ne se tient pas par la main.
Les enfants ont raison, ma petite Espérance a raison.
Les nuits toutes ensemble
Se rejoignent, se joignent par dessus les bords des jours, se tendent la main
Par dessus les jours, font une chaîne et plus qu’une chaîne,
Une ronde, une danse, les nuits se prennent la main
Par dessus le jour, du matin au soir
Du bord du matin à celui du soir, se penchant l’une vers l’autre.
Celle qui descend du jour précédent se penche en arrière
Celle qui monte
Du jour suivant
Se penche en avant
Et les deux se joignent, joignent leurs mains,
Joignent leur silence et leur ombre
Et leur piété et leur auguste solitude
Par dessus les bords difficiles
Par dessus les bords du laborieux jour.
Et toutes ensemble, ainsi se tenant la main,
Débordant par dessus les bords, les poignets liés
Aux poignets toutes les nuits l’une après l’autre
Ensemble forment la nuit et les jours l’un après l’autre
Ensemble ne forment pas le jour.
Car ils ne sont jamais que des maigres jours
Qui ne se donnent pas la main.
Or de même que la vie
Terrestre
En grand (si je puis dire) n’est qu’un passage entre deux bords
Une ouverture entre la nuit d’avant et la nuit d’après Un jour
Entre la nuit de ténèbres et la nuit de lumière
Ainsi en petit chaque jour n’est qu’une ouverture.
Un jour.
Non pas seulement entre la nuit d’avant et la nuit d’après.
Entre les deux bords.
Mais comme les enfants le voient, comme les enfants le sentent, et ma jeune Espérance, comme les enfants le savent,
Dans la nuit, dans une seule et même,
Dans la seule et même nuit
Où se retrempe l’être.
En plein dans la nuit.
C’est la nuit qui est continue, où se retrempe l’être, c’est la nuit qui fait un long tissu continu,
Un tissu continu sans fin où les jours ne sont que des jours.
Ne s’ouvrent que comme des jours.
C’est-à-dire comme des trous, dans une étoffe où il y a des jours.
Dans une étoffe, dans un tissu ajouré.
C’est la nuit qui est ma grande muraille noire
Où les jours ne s’ouvrent que comme des fenêtres
D’une inquiète et d’une vacillante
Et peut-être d’une fausse lumière.
Où les jours ne s’ouvrent que comme des jours.
Où les jours ne s’ouvrent que comme des lucarnes.
Car il ne faut point dire que la chaîne des temps
Serait une chaîne sans fin
Où la maille suit la maille, où le chaînon suit le chaînon,
Où les jours et les nuits se suivraient égaux dans une même chaîne.
Un chaînon blanc, un chaînon noir, la nuit accrochant le jour, le jour accrochant la nuit.
Mais ils ne sont point égaux, ils n’ont point la même dignité dans cette chaîne.
C’est la nuit qui est continue.
C’est la nuit qui est le tissu
Du temps, la réserve d’être
Et le jour n’ouvre là dessus que par de méchantes fenêtres et des poternes.
C’est le jour qui rompt et le jour n’ouvre là dessus
Que par de pauvres jours
De souffrance.
C’est le jour qui crève et les jours sont comme des îles dans la mer.
Comme des îles interrompues qui interrompent la mer.
Mais la mer est continue et ce sont les îles qui ont tort.
Ainsi ce sont les jours qui ont tort et interrompus ils interrompent la nuit.
Mais ils ont beau faire et eux-mêmes Ils baignent dans la nuit.
Comme la mer est la réserve d’eau ainsi la nuit est la réserve d’être.
C’est le temps que je me suis réservé.
Tous ces jours fiévreux ont beau faire.
Comme en pleine mer, en plein dans la nuit ils baignent en pleine nuit.
Ce sont eux qui sont dispersés, ce sont eux qui sont brisés.
Les jours sont des Sporades et la nuit est la pleine mer
Où naviguait saint Paul
Et le bord qui descend de la nuit vers le jour
Est toujours un bord qui monte
Un bord abrupt et le bord qui remonte du jour vers la nuit
Est toujours un bord qui descend.
Dans la pleine nuit.
O nuit, ma plus belle invention, ma création auguste entre toutes.
Ma plus belle créature.
Créature de la plus grande Espérance.
Qui donnes le plus de matière à l’Espérance.
Qui es l’instrument, qui es la matière même et la résidence de l’Espérance.
Et aussi, (et ainsi), au fond créature de la plus grande Charité.
Car c’est toi qui berces toute la Création
Dans un Sommeil réparateur.
Comme on couche un enfant dans son petit lit,
Comme sa mère le couche et comme sa mère le borde
Et l’embrasse
(Elle n’a pas peur de le réveiller.
Il dort tellement bien).
Comme sa mère le borde et rit et le baise au front
En s’amusant.
Et lui aussi rit, lui rit en réponse en dormant.
Ainsi, ô nuit, mère aux yeux noirs, mère universelle,
Non plus seulement mère des enfants (c’est si facile)
Mais mère des hommes mêmes et des femmes, ce qui est si difficile,
C’est toi, nuit, qui couches et fais coucher toute la Création
Dans un lit de quelques heures.
(En attendant).
Dans un lit de quelques heures
Image, faible image, et promesse et avant réalisation du lit de toutes les heures.
Réalisation anticipée.
Promesse tenue d’avance
En attendant le lit de toutes les heures.
Où moi, le Père, je coucherai ma création.
Nuit tu es la nuit.
Et tous ces jours ensemble
Ne sont jamais le jour, ils ne sont jamais que des jours.
Semés.
Ces jours ne sont jamais que des clartés.
Douteuses, et toi, la nuit, tu es ma grande lumière sombre.
Je m’applaudis d’avoir fait la nuit.
Les jours sont des îlots et des îles
Qui percent et qui crèvent la mer.
Mais il faut bien qu’ils reposent dans la mer profonde.
Ils sont bien forcés.
Ainsi vous autres jours vous êtes bien forcés.
Il faut bien que vous reposiez dans la profonde nuit.
Et toi nuit tu es la mer profonde
Où naviguait saint Paul, non plus ce petit lac de Tibériade.
Tous ces jours ne sont jamais que des membres
Démembrés.
Ce sont les jours qui émergent, mais il faut bien qu’ils soient assis dans la pleine eau.
Dans la nuit pleine.
Nuit ma plus belle invention
c’est toi qui calmes, c’est toi qui apaises, c’est toi qui fais reposer
Les membres endoloris
Tout démanchés du travail du jour.
C’est toi qui calmes, c’est toi qui apaises, c’est toi qui fais reposer
Les cœurs endoloris
Les corps meurtris, les membres meurtris du labeur,
les cœurs meurtris du labeur
Et de la peine et du souci quotidien.
Nuit, ô ma fille la Nuit, la plus religieuse de mes filles
La plus pieuse.
De mes filles, de mes créatures la plus dans mes mains, la plus abandonnée.
Tu me glorifies dans le Sommeil encore plus que ton Frère le Jour ne me glorifie dans le Travail.
Car l’homme dans le travail ne me glorifie que par son travail.
Et dans le sommeil c’est moi qui me glorifie moi-même par l’abandonnement de l’homme.
Et c’est plus sûr, je sais mieux m’y prendre.
Nuit tu es pour l’homme une nourriture plus nourrissante que le pain et le vin.
Car celui qui mange et boit, s’il ne dort pas, sa nourriture ne lui profite pas.
Et lui aigrit, et lui tourne sur le cœur.
Mais s’il dort le pain et le vin deviennent sa chair et son sang.
Pour travailler.
Pour prier.
Pour dormir.
Nuit tu es la seule qui panses les blessures.
Les cœurs endoloris.
Tout démanchés.
Tout démembrés.
O ma fille aux yeux noirs, la seule de mes filles qui sois, qui puisses te dire ma complice.
Qui sois complice avec moi, car toi et moi, moi par toi
Ensemble nous faisons tomber l’homme dans le piège de mes bras
Et nous le prenons un peu par une surprise.
Mais on le prend comme on peut.
Si quelqu’un le sait, c’est moi.
Nuit tu es une belle invention
De ma sagesse.
Nuit ô ma fille la Nuit ô ma fille silencieuse
Au puits de Rébecca, au puits de la Samaritaine
C’est toi qui puises l’eau la plus profonde
Dans le puits le plus profond
O nuit qui berces toutes les créatures
Dans un sommeil réparateur.
O nuit qui laves toutes les blessures
Dans la seule eau fraîche et dans la seule eau profonde
Au puits de Rébecca tirée du puits le plus profond.
Amie des enfants, amie et sœur de la jeune Espérance
O nuit qui panses toutes les blessures
Au puits de la Samaritaine toi qui tires du puits le plus profond
La prière la plus profonde.
O nuit, ô ma fille la Nuit, toi qui sais te taire, ô ma fille au beau manteau.
Toi qui verses le repos et l’oubli.
Toi qui verses le baume, et le silence, et l’ombre
O ma Nuit étoilée je t’ai créée la première.
Toi qui endors, toi qui ensevelis déjà dans une Ombre éternelle
Toutes mes créatures
Les plus inquiètes, le cheval fougueux, la fourmi laborieuse,
Et l’homme ce monstre d’inquiétude.
Nuit qui réussis à endormir l’homme
Ce puits d’inquiétude.
A lui seul plus inquiet que toute la création ensemble.
L’homme, ce puits d’inquiétude.
Comme tu endors l’eau du puits.
O ma nuit à la grande robe
Qui prends les enfants et la jeune Espérance
Dans le pli de ta robe
Mais les hommes ne se laissent pas faire.
O ma belle nuit je t’ai créée la première.
Et presque avant la première
Silencieuse aux longs voiles
Toi par qui descend sur terre un avant goût
Toi qui répands de tes mains, toi qui verses sur terre
Une première paix
Avant-coureur de la paix éternelle.
Un premier repos
Avant-coureur du repos éternel.
Un premier baume, si frais, une première béatitude
Avant-coureur de la béatitude éternelle.
Toi qui apaises, toi qui embaumes, toi qui consoles.
Toi qui bandes les blessures et les membres meurtris.
Toi qui endors les cœurs, toi qui endors les corps
Les cœurs endoloris, les corps endoloris,
Courbaturés,
Les membres rompus, les reins brisés
De fatigue, de soucis, des inquiétudes
Mortelles,
Des peines,
Toi qui verses le baume aux gorges déchirées d’amertume
Si frais
Ma fille au grand cœur je t’ai créée la première
Presque avant la première, ma fille au sein immense
Et je savais bien ce que je faisais.
Je savais peut-être ce que je faisais.
Toi qui couches l’enfant au bras de sa mère
L’enfant tout éclairé d’une ombre de sommeil
Tout riant en dedans, tout riant secret d’une confiance en sa mère.
Et en moi,
Tout riant secret d’un pli des lèvres sérieux.
Toi qui couches l’enfant tout en dedans gonflé, débordant d’innocence
Et de confiance
Au bras de sa mère.
Toi qui couchais l’enfant Jésus tous les soirs
Au bras de la Très sainte et de l’Immaculée.
Toi qui es la sœur tourière de l’espérance.
Ma fille entre toutes première.
Toi qui réussis même,
Toi qui réussis quelquefois
Toi qui couches l’homme au bras de ma Providence
Maternelle
O ma fille étincelante et sombre je te salue
Toi qui répares, toi qui nourris, toi qui reposes
Silence de l’ombre
Un tel silence régnait avant la création de l’inquiétude.
Avant le commencement du règne de l’inquiétude.
Un tel silence régnera, mais un silence de lumière
Quand toute cette inquiétude sera consommée,
Quand toute cette inquiétude sera épuisée.
Quand ils auront tiré toute l’eau du puits.
Après la consommation, après l’épuisement de toute cette inquiétude
D’homme.
Ainsi ma fille tu es ancienne et tu es en retard
Car dans ce règne d’inquiétude tu rappelles, tu commémores, tu rétablis presque,
Tu fais presque recommencer la Quiétude antérieure
Quand mon esprit planait sur les eaux.
Mais aussi ma fille étoilée, ma fille au manteau sombre, tu es très enavance, tu es très précoce.
Car tu annonces, car tu représentes, car tu fais presque commencer d’avance tous les soirs
Ma grande Quiétude de lumière
Éternelle.
Nuit tu es sainte,
Nuit tu es grande,
Nuit tu es belle.
Nuit au grand manteau.
Nuit je t’aime et je te salue et je te glorifie et tu es ma grande fille et ma créature
Belle nuit, nuit au grand manteau, ma fille au manteau étoilé
Tu me rappelles, à moi-même tu me rappelles ce grand silence qu’il y avait
Avant que j’eusse ouvert les écluses d’ingratitude.
Et tu m’annonces, à moi-même tu m’annonces ce grand silence qu’il y aura
Quand je les aurai fermées.
O douce, ô grande, ô sainte, ô belle nuit, peut-être la plus sainte de mes filles,
Nuit à la grande robe, à la robe étoilée
Tu me rappelles ce grand silence qu’il y avait dans le monde
Avant le commencement du règne de l’homme.
Tu m’annonces ce grand silence qu’il y aura
Après la fin du règne de l’homme, quand j’aurai repris mon sceptre.
Et j’y pense quelquefois d’avance, car cet homme fait vraiment beaucoup de bruit.
Mais surtout, Nuit, lu me rappelles cette nuit.
Et je me la rappellerai éternellement.
La neuvième heure avait sonné.
C’était dans le pays de mon peuple d’Israël.
Tout était consommé.
Cette énorme aventure.
Depuis la sixième heure il y avait eu des ténèbres sur tout le pays, jusqu’à la neuvième heure.
Tout était consommé.
Ne parlons plus de cela.
Ça me fait mal.
Cette incroyable descente de mon fils parmi les hommes.
Chez les hommes.
Pour ce qu’ils en ont fait.
Ces trente ans qu’il fut charpentier chez les hommes.
Ces trois ans qu’il fut une sorte de prédicateur chez les hommes.
Un prêtre.
Ces trois jours où il fut une victime chez les hommes.
Parmi les hommes.
Ces trois nuits où il fut un mort chez les hommes.
Parmi les hommes morts.
Ces siècles et ces siècles où il est une hostie chez les hommes.
Tout était consommé, cette incroyable aventure
Par laquelle, moi, Dieu, j’ai les bras liés pour mon éternité.
Cette aventure par laquelle mon Fils m’a lié les bras.
Pour éternellement liant les bras de ma justice, pour éternellement déliant les bras de ma miséricorde.
Et contre ma justice inventant une justice même.
Une justice d’amour.
Une justice d’Espérance.
Tout était consommé.
Ce qu’il fallait.
Comme il avait fallu.
Comme mes prophètes l’avaient annoncé.
Le voile du temple s’était déchiré en deux, depuis le haut jusqu’en bas.
La terre avait tremblé ; des rochers s’étaient fendus.
Des sépulcres s’étaient ouverts, et plusieurs corps des
saints qui étaient morts étaient ressuscites.
Et environ la neuvième heure mon Fils avait poussé
Le cri qui ne s’effacera point.
Tout était consommé.
Les soldats s’en étaient retournés dans leurs casernes.
Riant et plaisantant parce que c’était un service de fini.
Un tour de garde qu’ils ne prendraient plus.
Seul un centenier demeurait, et quelques hommes.
Un tout petit poste pour garder ce gibet sans importance.
La potence où mon Fils pendait.
Seules quelques femmes étaient demeurées.
La Mère était là.
Et peut-être aussi quelques disciples, et encore on n’en est pas bien sûr.
Or tout homme a le droit d’ensevelir son fils.
Tout homme sur terre, s’il a ce grand malheur
De ne pas être mort avant son fils.
Et moi seul, moi Dieu,
Les bras liés par cette aventure,
Moi seul à cette minute père après tant de pères,
Moi seul je ne pouvais pas ensevelir mon fils.
C’est alors, ô nuit, que tu vins.
O ma fille chère entre toutes et je le vois encore et je verrai cela dans mon éternité
C’est alors ô Nuit que tu vins et dans un grand linceul tu ensevelis
Le Centenier et ses hommes romains,
La Vierge et les saintes femmes,
Et cette montagne et cette vallée, sur qui le soir descendait,
Et mon peuple d’Israël et les pécheurs et ensemble celui qui mourait, qui était mort pour eux
Et les hommes de Joseph d’Arimathée qui déjà s’approchaient
Portant le linceul blanc.