- De nouveau après tant de sombres jours le soleil délicieux
- Brille dans le ciel bleu.
- L’hiver bientôt va finir, bientôt le printemps commence, et le matin
- S’avance dans sa robe de lin.
- Après le corbeau affreux et le sifflement de la bise gémissante.
- J’entends le merle qui chante !
- Sur le platane tout à l’heure j’ai vu sortir de son trou
- Un insecte lent et mou.
- Tout s’illumine, tout s’échauffe, tout s’ouvre, tout se dégage !
- Peu à peu croît et se propage
- Une espèce de joie pure et simple, une espèce de sérénité,
- La foi dans le futur été !
- Ce souffle encore incertain dont je sens ma joue caressée,
- C’est la France, je le sais !
- Ah, qu’elle est douce, car c’est elle ! naïve mais péremptoire,
- L’haleine de la Victoire !
- Héros, qui avez été versés en masse dans la terre comme du blé,
- Froment pur dont l’étroit sillon impassable a été comblé,
- Qui flamboie et qui foudroie depuis les Vosges jusqu’à la Mer du Nord,
- C’est à vous que va ma pensée, vous surtout dans les pieds des vivants qui êtes les morts !
- Est-ce vrai que vous ne verrez pas la victoire ? est-ce vrai que vous ne verrez pas l’été ?
- Ô nos frères entremêlés avec nous, ô morts, est-ce vrai que vous êtes morts tout entiers ?
- Ô vous qui de vos jeunes corps l’un sur l’autre avez comblé ce noir hiver,
- Obscurcis de la rive droite de l’Aisne et de la rive gauche de l’Yser,
- Vous qui sans aucun soleil et sans aucune espérance combattites,
- Toute pensée autre que l’ordre à exécuter sévèrement interdite,
- Autre que de faire ce que le général a dit de faire et de tenir bon,
- Soldats de la grande Réserve sous la terre, est-ce que vous n’entendez plus le canon ?
- Est-ce que vous n’entendez pas notre ligne enfin qui s’arrache de la Terre et qui avance ?
- Est-ce que vous ne sentez pas l’ennemi tout à coup qui a plié un peu et le départ de la Victoire immense ?
- Ah, trop longtemps nous les avons tenus avec nous au fond de la funèbre piste,
- Cœur contre cœur, corps à corps, dans l’étreinte une seule chose ensemble et le travail de nos muscles antagonistes !
- Debout, frères entremêlés, et voyez l’espace libre devant nous, et nos armées
- Qui marchent par énormes bataillons dans le soleil et dans la giboulée !
- Nourrissez de vos rangs inépuisables notre front fulminant,
- Notre peuple qui d’un pas lent et sûr comme l’homme en sabots qui ensemence son champ,
- Surmonté de ses oiseaux de guerre et suivi de ses fourgons et de ses convois sur une ligne de neuf cents kilomètres,
- Refoule et renfonce dans ses portes peu à peu l’autre peuple qui mord et qui tape encore, mais qui sent son maître !
- Comme un puissant fermier de toutes parts qui voit s’avancer la ligne de ses faucheuses,
- L’attelage de toutes nos armées tire d’un seul mouvement vers la Meuse,
- Et déjà paraissent les forêts, les montagnes et l’horizon germanique !
- Ô morts, la sentez-vous avec nous, l’odeur de votre paradis héroïque,
- La possession à la fin avec son corps de la chose qu’on vous avait promise,
- Le grand assouvissement pour toujours de la terre ennemie que l’on a conquise !
- La frontière que le parjure a ouverte, forcez-la de vos rangs accumulés !
- Entrez, armées de la Justice et de la Joie, dans la terre qui vous a été donnée !
- Ah, ma soif ne sera pas désaltérée et le pain ne sera pas bon,
- Armées des vivants et des morts, jusqu’à ce que nous ayons bu ensemble dans le Rhin profond !
Mars 1915
Paul CLAUDEL (1868-1955), Trois poèmes de guerre