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Mon âme est une infante

vendredi 30 octobre 2015, par Silvestre Baudrillart

  • Mon Ame est une infante en robe de parade,
  • Dont l’exil se reflète, éternel et royal,
  • Aux grands miroirs déserts d’un vieil Escurial,
  • Ainsi qu’une galère oubliée en la rade.
  • Aux pieds de son fauteuil, allongés noblement,
  • Deux lévriers d’Écosse aux yeux mélancoliques
  • Chassent, quand il lui plaît, les bêtes symboliques
  • Dans la forêt du Rêve et de l’Enchantement.
  • Son page favori, qui s’appelle Naguère,
  • Lui lit d’ensorcelants poèmes à mi-voix,
  • Cependant qu’immobile, une tulipe aux doigts,
  • Elle écoute mourir en elle leur mystère...
  • Le parc alentour d’elle étend ses frondaisons,
  • Ses marbres, ses bassins, ses rampes à balustres ;
  • Et, grave, elle s’enivre à ces songes illustres
  • Que recèlent pour nous les nobles horizons.
  • Elle est là résignée, et douce, et sans surprise,
  • Sachant trop pour lutter comme tout est fatal,
  • Et se sentant, malgré quelque dédain natal,
  • Sensible à la pitié comme l’onde à la brise.
  • Elle est là résignée, et douce en ses sanglots,
  • Plus sombre seulement quand elle évoque en songe
  • Quelque Armada sombrée à l’éternel mensonge,
  • Et tant de beaux espoirs endormis sous les flots.
  • Des soirs trop lourds de pourpre où sa fierté soupire,
  • Les portraits de Van Dyck aux beaux doigts longs et purs,
  • Pâles en velours noir sur l’or vieilli des murs,
  • En leurs grands airs défunts la font rêver d’empire.
  • Les vieux mirages d’or ont dissipé son deuil,
  • Et, dans les visions où son ennui s’échappe,
  • Soudain - gloire ou soleil -un rayon qui la frappe
  • Allume en elle tous les rubis de l’orgueil.
  • Mais d’un sourire triste elle apaise ces fièvres ;
  • El, redoutant la foule aux tumultes de fer,
  • Elle écoute la vie - au loin - comme la mer...
  • Et le secret se lait plus profond sur ses lèvres.
  • Rien n’émeut d’un frisson l’eau pâle de ses yeux,
  • Où s’est assis l’Esprit voilé des Villes mortes ;
  • El par les salles, où sans bruit tournent les portes,
  • Elle va, s’enchantant de mots mystérieux.
  • L’eau vaine des jets d’eau là-bas tombe en cascade,
  • Et, pâle à la croisée, une tulipe aux doigts,
  • Elle est là, reflétée aux miroirs d’autrefois,
  • Ainsi qu’une galère oubliée en la rade.
  • Mon Ame est une infante en robe de parade.

SAMAIN Albert (1858-1900)