- Mon Ame est une infante en robe de parade,
- Dont l’exil se reflète, éternel et royal,
- Aux grands miroirs déserts d’un vieil Escurial,
- Ainsi qu’une galère oubliée en la rade.
- Aux pieds de son fauteuil, allongés noblement,
- Deux lévriers d’Écosse aux yeux mélancoliques
- Chassent, quand il lui plaît, les bêtes symboliques
- Dans la forêt du Rêve et de l’Enchantement.
- Son page favori, qui s’appelle Naguère,
- Lui lit d’ensorcelants poèmes à mi-voix,
- Cependant qu’immobile, une tulipe aux doigts,
- Elle écoute mourir en elle leur mystère...
- Le parc alentour d’elle étend ses frondaisons,
- Ses marbres, ses bassins, ses rampes à balustres ;
- Et, grave, elle s’enivre à ces songes illustres
- Que recèlent pour nous les nobles horizons.
- Elle est là résignée, et douce, et sans surprise,
- Sachant trop pour lutter comme tout est fatal,
- Et se sentant, malgré quelque dédain natal,
- Sensible à la pitié comme l’onde à la brise.
- Elle est là résignée, et douce en ses sanglots,
- Plus sombre seulement quand elle évoque en songe
- Quelque Armada sombrée à l’éternel mensonge,
- Et tant de beaux espoirs endormis sous les flots.
- Des soirs trop lourds de pourpre où sa fierté soupire,
- Les portraits de Van Dyck aux beaux doigts longs et purs,
- Pâles en velours noir sur l’or vieilli des murs,
- En leurs grands airs défunts la font rêver d’empire.
- Les vieux mirages d’or ont dissipé son deuil,
- Et, dans les visions où son ennui s’échappe,
- Soudain - gloire ou soleil -un rayon qui la frappe
- Allume en elle tous les rubis de l’orgueil.
- Mais d’un sourire triste elle apaise ces fièvres ;
- El, redoutant la foule aux tumultes de fer,
- Elle écoute la vie - au loin - comme la mer...
- Et le secret se lait plus profond sur ses lèvres.
- Rien n’émeut d’un frisson l’eau pâle de ses yeux,
- Où s’est assis l’Esprit voilé des Villes mortes ;
- El par les salles, où sans bruit tournent les portes,
- Elle va, s’enchantant de mots mystérieux.
- L’eau vaine des jets d’eau là-bas tombe en cascade,
- Et, pâle à la croisée, une tulipe aux doigts,
- Elle est là, reflétée aux miroirs d’autrefois,
- Ainsi qu’une galère oubliée en la rade.
- Mon Ame est une infante en robe de parade.
SAMAIN Albert (1858-1900)