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lundi 24 octobre 2011, par
Josémaria Escriva, le fondateur de l’Opus Dei, a été canonisé par le pape Jean Paul II à Rome le 6 octobre 2002. Une biographie récente (Le Fondateur de l’Opus Dei, par A. Vazquez de Prada, éd. Le Laurier-Wilson et Lafleur) permet de mieux comprendre son itinéraire. Portrait d’un contemporain attachant, direct et sincère. D’un saint à l’âme d’enfant et à la profondeur de théologien. D’un homme chargé de mission par Dieu.
« Mon Seigneur et mon Dieu. Je crois fermement que Tu es ici. Que Tu me vois. Que Tu m’entends… » C’est le 28 mars 1975. Dans l’oratoire, tous sont à genoux devant le tabernacle. Et la voix claire et chaude, forte et distincte du prêtre âgé poursuit : « Je T’adore avec profonde révérence… » On a l’impression qu’il voit, qu’il touche ce Dieu auquel il parle. Ce prêtre, c’est le fondateur de l’Opus Dei. Il s’appelle Josémaria Escriva, il est mort quelques semaines plus tard, et il sera canonisé par Jean Paul II sur la place Saint-Pierre, à Rome, le 6 octobre 2002.
Saint Josémaria, pour beaucoup, c’est une voix. Au sens physique du terme : en effet, nombre de ses interventions en public, sur la fin de sa vie, ont été filmées. Les fidèles de l’Opus Dei voyaient là une occasion privilégiée de conserver ces témoignages de leur fondateur. Lequel avait déjà, de son vivant, une solide réputation de sainteté.
Une voix au sens littéraire et stylistique du terme, aussi. « Je m’appelle Escriva et j’écris beaucoup, » plaisantait-il. Chemin, Saint Rosaire, Entretiens, Chemin de Croix, Amis de Dieu, Quand le Christ passe : autant d’ouvrages traduits dans des centaines de langues, vendus à des millions d’exemplaires. Leur but est exclusivement spirituel. Leur style est très personnel, familier, intime. L’auteur tutoie le lecteur, il lui donne des conseils « d’ami, de frère, de père »… « pour que [sa] vie s’améliore, et [qu’il s’engage] dans des chemins de prière et d’amour » (Chemin, Prologue).
Une voix simple et cordiale. Celle d’une personne qui a du cœur. « Un homme qui sait aimer », se définissait-il parfois. Et n’est-ce pas là, radicalement, la définition de la sainteté ? Le saint imite Jésus-Christ, qui « nous a aimés jusqu’au bout » (Jn 13, 1). « Un père, » disent ceux qui l’ont connu. Mais au sens plein. Il avait cette chaleur, cette affection vraie, qui s’intéresse à toute la personne. « Mes enfants, disait-il, je vous aime avec un cœur de père et de mère. »
Une voix qui ne parlait que de Dieu. C’était un principe pour le fondateur de l’Opus Dei. « Je ne parle pas de politique : je préférerais me couper la langue et la cracher au loin. » Il tint parole : on ne trouve dans les écrits d’Escriva, ni dans sa prédication orale, aucune trace de discours politique. Ses options personnelles n’avaient pas à entrer en ligne de compte. La Parole de Dieu, la Tradition vivante de l’Église, le Magistère du pape et des évêques : rien d’autre. Le prêtre ne doit être le porte-parole que de l’Évangile.
Cet homme, ce prêtre avait reçu de Dieu sa voix, il en avait la conviction profonde, pour transmettre un message. Lequel ? Rien de moins que l’appel universel à la sainteté. C’était la raison pour laquelle il avait fondé l’Opus Dei, et lui avait consacré sa vie.
L’Opus Dei n’est pas une fondation comme les autres. En effet, dans le document par lequel le Saint-Siège érige solennellement cette institution, il est mentionné que l’Opus Dei est le fruit de « l’inspiration divine ». Pourquoi cette mention expresse ?
L’Opus Dei a été fondé le 2 octobre 1928, à Madrid. Josémaria a toujours été très sobre sur ce point : il n’aimait pas insister sur les phénomènes extraordinaires. À un moment précis, alors qu’il mettait en ordre des papiers, le Seigneur lui a fait « voir » l’Opus Dei. C’est-à-dire que Monsieur Tout-le-monde, l’homme de la rue, était appelé à la sainteté. Et l’Opus Dei était chargé de transmettre ce message. Et d’aider ceux qui le désireraient à aller jusqu’au bout de cet élan vers Dieu. Au milieu du monde. Dans le cadre de leur profession, de leur famille, de leur vie ordinaire. Sans porter d’habit ou d’étiquette. En restant eux-mêmes, devenir le Christ.
La vie de chaque jour devenait le pivot de la sainteté. En effet, il ne s’agissait pas de devenir saint « malgré » la vie ordinaire, mais « à travers » celle-ci. N’était-ce pas la vie qu’avait mené Jésus pendant trente ans ? Auprès de Joseph, il avait été un simple charpentier dans son village de Nazareth. D’où la formule par laquelle saint Josémaria condense la spiritualité de l’Opus Dei : « Sanctifier le travail, se sanctifier dans le travail, sanctifier les autres par le travail. » L’activité professionnelle, qui remplit la majorité de nos heures, devient un lieu de rencontre avec Dieu. Mais aussi les autres circonstances de la vie de tous les jours : la famille, les relations sociales, la culture, les loisirs…
Josémaria ne voulait pas faire de fondation, se singulariser. Il se présentait lui-même, en plaisantant, comme « un fondateur sans fondement. » C’est le Saint-Esprit qui lui a, en quelque sorte, forcé la main. D’où ce nom d’Opus Dei, « Œuvre de Dieu. » Il ne voulait pas que son nom à lui apparaisse. Jésus seul devait briller. Dieu s’était servi de lui pour réaliser cette chose qui le dépassait : une œuvre qui allait aider les gens à devenir saints.
Les débuts de l’Opus Dei ont été environnés d’obstacles : la terrible persécution antireligieuse de la guerre civile espagnole, puis la Seconde guerre mondiale. L’Opus Dei, de par son message, n’avait pas vocation à se cantonner à l’Espagne. Sa portée était universelle. La chape de plomb que la domination nazie avait étendu sur l’Europe a, pendant quelques années, gelé cette expansion. Mais dès 1946, Josémaria se rend à Rome. Il souhaite obtenir du saint-père une approbation canonique lui permettant de faire ce que le Seigneur lui a demandé : proposer l’appel à la sainteté dans tous les pays du monde.
Mais la tâche n’est pas de tout repos. En effet, en 1946, on ne connaît pas d’institution de l’Église qui propose aux laïcs la sainteté comme une « vocation. » Si on reçoit un appel de Dieu, il faut entrer dans les ordres. Se sanctifier au milieu du monde reste purement théorique, ce n’est pas prévu dans le code de droit canon de 1905 !
Et pourtant, le pape et ses collaborateurs comprennent la portée du message. Dans la voix de Josémaria, ils ont reconnu les accents de l’Esprit-Saint, qui apporte un nouveau charisme dans l’Église. L’Opus Dei reçoit bientôt son approbation universelle. Mais son statut est ambigu : il n’y est pas réellement souligné le caractère laïc de l’institution. Il faut attendre 1982 pour que l’Opus Dei soit érigé définitivement en « prélature personnelle. » Un cadre juridique issu du concile Vatican II. Avec lui, la sécularité des fidèles de l’Opus Dei est assurée. Ce sont des laïcs qui se sanctifient dans le monde, sous la direction de leur Prélat, le successeur du fondateur. Ces laïcs sont actuellement 80 000, de tous les milieux sociaux, de 80 nationalités, et 2 000 prêtres leur assurent l’aide pastorale et sacramentelle nécessaire.
L’appel de Josémaria a été fécond. Mais cette voix, il l’a fait retentir toute sa vie. Il a prêché cet appel sur tous les toits, faisant de longs voyages à travers l’Europe et l’Amérique pour parler de Dieu et remuer le cœur des gens. Sa correspondance, rassemblée pour le procès de canonisation, compte plus de treize mille pages. L’apôtre de la sanctification du travail se devait d’être un travailleur infatigable.
Il s’est surtout rendu compte, de façon particulièrement aiguë, que la parole ne suffisait pas. Pour incarner la Voix de Dieu, il lui fallait être saint lui-même. Ce fut une aventure d’exigence personnelle.
Sa sainteté fut celle des vertus quotidiennes. Travailleur. Simple : son ton de voix, la clarté de son regard, frappaient tout de suite. Fidèle : à ses parents, à ses amis, à ses professeurs. Toute sa vie, il a prié pour un prêtre qui avait été son professeur, et qui avait été particulièrement charitable envers lui. Loyal : il accomplissait ses engagements jusqu’au bout. Juste. Sobre. Humble. Poli avec délicatesse. Affectueux.
Joyeux aussi. Il était toujours serein, parce qu’il était convaincu que Dieu est un père pour les chrétiens. Ce qui implique qu’il ne saurait rien envoyer de mauvais à ses enfants. Il était habité par un constant optimisme. Un sentiment qui n’avait rien de béat : il faisait la part des choses. Il était conscient des profondes crises de civilisation qui ont traversé le XXe siècle. Ainsi que de la crise de l’Église. Mais Dieu est provident : Il se sert du mal pour en tirer un plus grand bien. C’est pourquoi la joie de Josémaria rayonnait sur son visage.
Son sourire attirait. Il avait un style de relation aux autres qui suscitait l’adhésion. Dans sa tâche de gouvernement de l’Opus Dei, il faisait une très grande confiance à ses collaborateurs. Il leur laissait une grande latitude, après leur avoir expliqué ce qu’il attendait d’eux. Quand l’un d’entre eux se trompait, il le lui disait clairement. Mais il ne lui retirait pas son crédit.
Il attribuait cet amour de la liberté à ses origines françaises : la famille de sa grand-mère maternelle. Il répétait que nul, dans l’Opus Dei, ne pouvait être inquiété pour ses options temporelles. Les convictions politiques, artistiques, ou littéraires ne sont pas du ressort de la prélature. La plus grande variété possible doit au contraire éclater parmi ses fidèles. Toutes les professions honnêtes peuvent mener à Dieu. De même, toutes les opinions, sauf celles qui sont explicitement condamnées par l’Église, peuvent être adoptées par un fidèle de l’Opus Dei.
Il parlait souvent de la sainte liberté des enfants de Dieu. Dans l’Espagne franquiste, dans l’Italie démocrate-chrétienne, il était courant que des ecclésiastiques prêtent leur voix et leur influence aux factions politiques. Josémaria n’a jamais voulu jouer ce jeu-là. Il ne voulait défendre que le parti de Jésus-Christ, et Jésus-Christ, pour lui, n’était d’aucun parti. Parmi les membres de l’Opus Dei naissant, il y avait des franquistes et des anti-franquistes, des représentants de toutes les opinions possibles, car le but de l’Opus Dei n’est en aucune façon politique, mais spirituel. Transformer le monde, oui. Mais de l’intérieur, par la conversion des cœurs, qui doit nécessairement entraîner le reste, si l’on vit avec cohérence, en unité de vie.
Ce 28 mars 1975, Josémaria fête le 50e anniversaire de son sacerdoce. Des « noces d’or » qu’il a voulu discrètes, dans l’intimité de ceux qui travaillent à Rome avec lui depuis des années. Et maintenant, il s’est mis en présence de Dieu. Il parle à ces personnes qui, comme lui, ont tout donné pour faire passer ce message de la sainteté au milieu du monde. Il rend grâces. Mais comme un enfant : « Je suis un enfant qui balbutie… », s’écrie-t-il. Dieu lui a donné cet immense programme à réaliser : mettre le Christ au sommet de toutes les activités humaines. Au soir de sa vie, il a fait beaucoup plus qu’un homme ordinaire n’aurait pu faire. L’Opus Dei est implanté en Europe, en Amérique, en Asie, en Afrique et en Océanie. Et pourtant, ses accents n’ont rien de triomphaliste. Il se voit comme un tout-petit, face à ce Dieu immense et qui l’a tant choyé. Il remercie, et il demande pardon.
Comme tous les saints, il se perçoit d’abord pécheur. Il mesure l’espace immense qui sépare la créature du modèle divin. Et celui qui a été saint, père spirituel et maître de saints, ne voit plus que son néant et ses défauts.
Le 6 octobre 2002, à Rome, l’Église a proclamé solennellement la sainteté de cet homme, qui a su faire de sa vie ordinaire, de prêtre et de travailleur acharné au milieu du monde, une louange extraordinaire à Dieu. Ce pape, qui n’en finit pas de nous étonner, nous a proposé un homme humble et simple, qui aimait le pape et l’Église à la folie.
Silvestre Baudrillart