- Il est des jours où l’âme est triste. Elle retombe.
- Et Dieu ne répond plus, semble-t-il. Et l’on songe
- à la sueur d’angoisse, à l’abandon du Fils.
- « L’âme est triste jusqu’à la mort ». Et on supplie,
- on s’obstine. Mais Dieu comme un mur de cachot
- demeure sourd, et l’on flotte dans le chaos.
- Et le cœur se dissout dans l’âme ainsi troublée.
- Alors, tenant ainsi qu’une poignée de blé
- son chapelet, ces grains de l’humilité sombre,
- le poète le sème aux divins champs de l’ombre
- où germe la moisson de toutes les prières.
- Il sent confusément qu’une grande Lumière
- lui est cachée par son corps dont il ne peut sortir.
- Pour briser la cloison, et voir, il faut mourir.
- L’œil ne laisse passer que ce jour de souffrance
- que voit un prisonnier qui attend sa délivrance.
- Le poète s’obstine, il appelle son Dieu.
- Or, tandis qu’il l’appelle, un Sens mystérieux
- semble à peine venir, mais vient, des profondeurs
- qui le recouvrent peu à peu comme un plongeur.
- ...Ce sont les fruits de son rosaire qui éclosent
- dans le Ciel. Ce sont les fruits de Foi interdits
- au triste Orgueil qui méprise ces grains de buis
- parce qu’il ignore le mystère de toute chose.
- * * *
- L’adolescente fait murmurer sa fenêtre
- qu’elle ouvre à son réveil en s’y épanouissant.
- Fleur de camélia, sa joue est rougissante.
- L’enfant reçoit l’air vif, referme, et va se mettre
- à genoux. Et sa bouche, ainsi que deux pétales
- par l’aube détachés d’une rose Bengale,
- effeuille avec ferveur, vers la nacre des cieux,
- de son chapelet blanc les Mystères joyeux.
- Annonciation.
- Par l’arc-en-ciel sur l’averse des roses blanches
- par le jeune frisson qui court de branche en branche
- et qui a fait fleurir la tige de Jessé ;
- par les Annonciations riant dans les rosées
- et par les cils baissés des graves fiancées :
- Je vous salue, Marie.
- Visitation.
- Par l’exaltation de votre humilité
- et par la joie du cœur des humbles visités ;
- par le Magnificat qu’entonnent mille nids,
- par les lys de vos bras joints vers le Saint-Esprit
- et par Élisabeth, treille où frémit un fruit :
- Je vous salue, Marie.
- Nativité.
- Par l’âne et par le bœuf, par l’ombre et par la paille,
- par la pauvresse à qui l’on dit qu’elle s’en aille,
- par les nativités qui n’eurent sur leurs tombes
- que les bouquets du givre aux plumes de colombe ;
- par la vertu qui lutte et celle qui succombe :
- Je vous salue, Marie.
- Purification.
- Par votre modestie offrant des tourterelles,
- par le vieux Siméon pleurant devant l’autel,
- par la prophétesse Anne et par votre mère Anne,
- par l’obscur charpentier qui, courbé sur sa canne,
- suivait avec douceur les petits pas de l’âne :
- Je vous salue, Marie.
- Invention de Notre Seigneur au Temple
- Par la mère apprenant que son fils est guéri,
- par l’oiseau rappelant l’oiseau tombé du nid,
- par l’herbe qui a soif et recueille l’ondée,
- par le baiser perdu par l’amour redonné,
- et par le mendiant retrouvant sa monnaie :
- Je vous salue, Marie.
- * * *
- Ainsi que Crusoë dans son île déserte,
- le poète guette, à l’amère solitude,
- quelle voile apportera la béatitude
- à son exil. La mer, comme une porte ouverte,
- semble donner l’espoir qu’apparaîtra soudain
- le bateau qui rira à l’horizon d’étain.
- Et la fièvre prend le poète sur la grève.
- Il croit voir cette voile. Il n’y a pourtant rien
- que le toujours pareil si accablant du rêve.
- Le poète agonise. Il a soif, il a faim,
- sa passion lui tend du fiel et du vinaigre.
- Et les seuls fruits offerts au naufragé par Dieu,
- ce sont les fruits des cinq Mystères douloureux :
- Agonie.
- Par le petit garçon qui meurt près de sa mère
- tandis que des enfants s’amusent au parterre ;
- et par l’oiseau blessé qui ne sait pas comment
- son aile tout à coup s’ensanglante et descend ;
- par la soif et la faim et le délire ardent :
- Je vous salue, Marie.
- Flagellation.
- Par les gosses battus par l’ivrogne qui rentre,
- par l’âne qui reçoit des coups de pied au ventre,
- par l’humiliation de l’innocent châtié,
- par la vierge vendue qu’on a déshabillée,
- par le fils dont la mère a été insultée :
- Je vous salue, Marie.
- Couronnement d’épines.
- Par le mendiant qui n’eut jamais d’autre couronne
- que le vol des frelons, amis des vergers jaunes,
- et d’autre sceptre qu’un bâton contre les chiens ;
- par le poète dont saigne le front qui est ceint
- des ronces des désirs que jamais il n’atteint :
- Je vous salue, Marie.
- Portement de Croix.
- Par la vieille qui, trébuchant sous trop de poids,
- s’écrie « Mon Dieu ! » Par le malheureux dont les bras
- ne purent s’appuyer sur une amour humaine
- comme la Croix du Fils sur Simon de Cyrène ;
- par le cheval tombé sous le chariot qu’il traîne :
- Je vous salue, Marie.
- Crucifiement.
- Par les quatre horizons qui crucifient le Monde,
- par tous ceux dont la chair se déchire ou succombe,
- par ceux qui sont sans pieds, par ceux qui sont sans mains,
- par le malade que l’on opère et qui geint
- et par le juste mis au rang des assassins :
- Je vous salue, Marie.
- * * *
- Je suis une brebis qui court dans les œillets.
- Elle tremble, et sa voix semble toute mouillée
- lorsque l’on voit le jour succéder à la nuit :
- Car l’aurore est bien froide avant que la brebis
- dans le pur arc-en-ciel soit tout ensoleillée...
- Renais, soleil ! Du fond des cirques ténébreux,
- renaissez, renaissez, Mystères glorieux,
- pour la brebis qui tremble au milieu des œillets ?
- Résurrection.
- Par la nuit qui s’en va et nous fait voir encore
- l’églantine qui rit sur le cœur de l’aurore ;
- par la cloche pascale à la voix en allée
- et qui, le Samedi-Saint, à toute volée,
- couvre d’alléluias la bouche des vallées :
- Je vous salue, Marie.
- Ascension.
- Par le gravissement escarpé de l’ermite
- vers les sommets que les perdrix blanches habitent,
- par les troupeaux escaladant l’aube du ciel
- pour ne se nourrir plus que de neige de miel,
- et par l’Ascension du glorieux soleil :
- Je vous salue, Marie.
- Pentecôte.
- Par les feux pastoraux qui descendent, la nuit,
- sur le front des coteaux, ces apôtres qui prient ;
- par la flamme qui cuit le souper noir du pauvre ;
- par l’éclair dont l’Esprit allume comme un chaume,
- mais pour l’Éternité, le néant de chaque homme :
- Je vous salue, Marie.
- Assomption.
- Par la vieille qui atteint, portant un faix de bois,
- le sommet de la route et l’ombre de la Croix,
- et que son plus beau fils vient aider dans sa peine ;
- par la colombe dont le vol à la lumière
- se fond si bien qu’il n’est bientôt qu’une prière :
- Je vous salue, Marie.
- Couronnement de la Sainte Vierge.
- Par la Reine qui n’eut jamais d’autre Couronne
- que les astres, trésor d’une ineffable Aumône,
- et d’autre sceptre que le lys d’un vieux jardin ;
- par la vierge dont penche le front qui est ceint
- des roses des désirs que son amour atteint :
- Je vous salue, Marie.
- Fin du Rosaire.
Francis Jammes (1878-1938), L’Église habillée de feuilles