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Aux Morts des Armées de la République

mardi 1er janvier 2013, par Silvestre Baudrillart

  • De nouveau après tant de sombres jours le soleil délicieux
  • Brille dans le ciel bleu.
  • L’hiver bientôt va finir, bientôt le printemps commence, et le matin
  • S’avance dans sa robe de lin.
  • Après le corbeau affreux et le sifflement de la bise gémissante.
  • J’entends le merle qui chante !
  • Sur le platane tout à l’heure j’ai vu sortir de son trou
  • Un insecte lent et mou.
  • Tout s’illumine, tout s’échauffe, tout s’ouvre, tout se dégage !
  • Peu à peu croît et se propage
  • Une espèce de joie pure et simple, une espèce de sérénité,
  • La foi dans le futur été !
  • Ce souffle encore incertain dont je sens ma joue caressée,
  • C’est la France, je le sais !
  • Ah, qu’elle est douce, car c’est elle ! naïve mais péremptoire,
  • L’haleine de la Victoire !
  • Héros, qui avez été versés en masse dans la terre comme du blé,
  • Froment pur dont l’étroit sillon impassable a été comblé,
  • Qui flamboie et qui foudroie depuis les Vosges jusqu’à la Mer du Nord,
  • C’est à vous que va ma pensée, vous surtout dans les pieds des vivants qui êtes les morts !
  • Est-ce vrai que vous ne verrez pas la victoire ? est-ce vrai que vous ne verrez pas l’été ?
  • Ô nos frères entremêlés avec nous, ô morts, est-ce vrai que vous êtes morts tout entiers ?
  • Ô vous qui de vos jeunes corps l’un sur l’autre avez comblé ce noir hiver,
  • Obscurcis de la rive droite de l’Aisne et de la rive gauche de l’Yser,
  • Vous qui sans aucun soleil et sans aucune espérance combattites,
  • Toute pensée autre que l’ordre à exécuter sévèrement interdite,
  • Autre que de faire ce que le général a dit de faire et de tenir bon,
  • Soldats de la grande Réserve sous la terre, est-ce que vous n’entendez plus le canon ?
  • Est-ce que vous n’entendez pas notre ligne enfin qui s’arrache de la Terre et qui avance ?
  • Est-ce que vous ne sentez pas l’ennemi tout à coup qui a plié un peu et le départ de la Victoire immense ?
  • Ah, trop longtemps nous les avons tenus avec nous au fond de la funèbre piste,
  • Cœur contre cœur, corps à corps, dans l’étreinte une seule chose ensemble et le travail de nos muscles antagonistes !
  • Debout, frères entremêlés, et voyez l’espace libre devant nous, et nos armées
  • Qui marchent par énormes bataillons dans le soleil et dans la giboulée !
  • Nourrissez de vos rangs inépuisables notre front fulminant,
  • Notre peuple qui d’un pas lent et sûr comme l’homme en sabots qui ensemence son champ,
  • Surmonté de ses oiseaux de guerre et suivi de ses fourgons et de ses convois sur une ligne de neuf cents kilomètres,
  • Refoule et renfonce dans ses portes peu à peu l’autre peuple qui mord et qui tape encore, mais qui sent son maître !
  • Comme un puissant fermier de toutes parts qui voit s’avancer la ligne de ses faucheuses,
  • L’attelage de toutes nos armées tire d’un seul mouvement vers la Meuse,
  • Et déjà paraissent les forêts, les montagnes et l’horizon germanique !
  • Ô morts, la sentez-vous avec nous, l’odeur de votre paradis héroïque,
  • La possession à la fin avec son corps de la chose qu’on vous avait promise,
  • Le grand assouvissement pour toujours de la terre ennemie que l’on a conquise !
  • La frontière que le parjure a ouverte, forcez-la de vos rangs accumulés !
  • Entrez, armées de la Justice et de la Joie, dans la terre qui vous a été donnée !
  • Ah, ma soif ne sera pas désaltérée et le pain ne sera pas bon,
  • Armées des vivants et des morts, jusqu’à ce que nous ayons bu ensemble dans le Rhin profond !

Mars 1915

Paul CLAUDEL (1868-1955), Trois poèmes de guerre