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lundi 24 octobre 2011, par
Chagrin d’école, de Daniel Pennac, a reçu le prix Renaudot... et il l’a bien mérité ! Rarement un livre sur le monde scolaire a touché si juste, avec une écriture si talentueuse.
Le sujet : la condition du cancre et son désespoir dans le système scolaire. L’auteur a vécu lui-même cette douloureuse situation, et c’est grâce à des professeurs exceptionnels qu’il a pu transformer ses résultats et devenir professeur de lettres.
Le livre est donc d’abord une réflexion autobiographique, enrichie des apports des élèves que l’écrivain a connus lui-même en tant qu’enseignant.
C’est également une méditation sur le rôle du professeur, avec un conseil pour ainsi dire unique : pour aider les élèves en difficulté, il n’y a pas à inventer de solutions nouvelles, il suffit de bien enseigner sa matière.
Ce qui revient à entrer dans les détails de l’enseignement du français, à faire l’éloge de la dictée, de l’enseignement de la grammaire, de l’apprentissage de poèmes et d’autres textes littéraires... certaines de ces disciplines étant injustement décriées de nos jours, Pennac en fait la louange en des pages magnifiques, que je ne saurais assez recommander, et que je ne résiste pas au plaisir de citer...
« J’ai toujours conçu la dictée comme un rendez-vous complet avec la langue. La langue telle qu’elle sonne, telle qu’elle raconte, telle qu’elle raisonne, la langue telle qu’elle s’écrit et se construit, le sens tel qu’il se précise par l’exercice méticuleux de la correction. Car il n’y a pas d’autre but à la correction d’une dictée que l’accès au sens exact du texte, à l’esprit de la grammaire, à l’ampleur des mots. Si la note doit mesurer quelque chose, c’est la distance parcourue par l’intéressé sur le chemin de cette compréhension.
(...) Toute dictée commence par un mystère : que va-t-on me lire là ? Certaines dictées de mon enfance étaient si belles qu’elles continuaient à fondre en moi comme un bonbon acidulé, longtemps après la note infamante qu’elles m’avaient pourtant coûtée. »
« Et pourquoi ne pas apprendre ces textes par coeur ? Au nom de quoi ne pas s’approprier la littérature ? Parce que ça ne se fait plus depuis longtemps ? On laisserait s’envoler des pages pareilles comme des feuilles mortes, parce que ce n’est plus de saison ? Ne pas retenir de telles rencontres, est-ce envisageable ? Si ces textes étaient des êtres, si ces pages exceptionnelles avaient des visages, des mensurations, une voix, un sourire, un parfum, ne passerions-nous pas le reste de notre vie à nous mordre le poing de les avoir laissé filer ? Pourquoi se condamner à n’en conserver qu’une trace qui s’estompera jusqu’à n’être plus que le souvenir d’une trace...
(...) En faisant apprendre tant de textes à mes élèves, de la Sixième à la Terminale (un par semaine ouvrable et chacun d’eux à réciter tous les jours de l’année), je les précipitais tout vifs dans le grand flot de la langue, celui qui remonte les siècles pour venir battre notre porte et traverser notre maison. »
Il faudrait prolonger la citation :
« Leurs parents eux-mêmes, parfois, des parents ô combien évolués : « Comment, monsieur Pennacchioni, vous leur faites apprendre des textes par coeur ? Mais mon fils n’est plus un enfant ! » Votre fils, chère madame, n’en finira jamais d’être un enfant de la langue (...). Il va adorer ça, faites-lui confiance, le goût de ces mots dans sa bouche, les fusées éclairantes de ces pensées dans sa tête, et découvrir les capacités prodigieuses de sa mémoire, son infinie souplesse, cette caisse de résonance, ce volume inouï où faire chanter les plus belles phrases, sonner les idées les plus claires, il va en raffoler de cette natation sublinguistique lorsqu’il aura découvert la grotte insatiable de sa mémoire, il adorera plonger dans la langue, y pêcher les textes en profondeur, et tout au long de sa vie les savoir là, constitutifs de son être, pouvoir se les réciter à l’improviste, se les dire à lui-même pour la saveur des mots. »
« Elle est immédiatement perceptible, la présence du professeur qui habite pleinement sa classe. Les élèves la ressentent dès la première minute de l’année, nous en avons tous fait l’expérience : le professeur vient d’entrer, il est absolument là, cela s’est vu à sa façon de regarder, de saluer ses élèves, de s’asseoir, de prendre possession du bureau. Il ne s’est pas éparpillé par crainte de leurs réactions, il ne s’est pas recroquevillé sur lui-même, non, il est à son affaire, d’entrée de jeu, il est présent, il distingue chaque visage, la classe existe aussitôt sous ses yeux. »
« Il y a l’appel du matin. Entendre son nom prononcé par la voix du professeur, c’est un second réveil. Le son que fait votre nom à huit heures du matin a des vibrations de diapason.
Je ne peux pas me résoudre à négliger les appels, surtout celui du matin, m’explique un autre professeur - de math, cette fois -, même si je suis pressée. Réciter une liste de noms comme on compte les moutons, ce n’est pas possible. J’appelle mes lascars en les regardant, je les accueille, je les nomme un à un, et j’écoute leur réponse. Après tout, l’appel est le seul moment de la journée où le professeur a l’occasion de s’adresser à chacun de ses élèves, ne serait-ce qu’en prononçant son nom. Une petite seconde où l’élève doit sentir qu’il existe à mes yeux, lui et pas un autre. Quant à moi, j’essaye autant que possible de saisir son humeur du moment au son que fait son "Présent". Si sa voix est fêlée, il faudra éventuellement en tenir compte. »
« (...) Mon ami Pierre, lui, professeur à Ivry, ne fait jamais l’appel.
Enfin, deux ou trois fois au début de l’année, le temps de connaître leurs noms et leurs visages. Autant passer tout de suite aux choses sérieuses.
Ses élèves attendent en rangs, dans le couloir, devant la porte de la classe. Partout ailleurs dans le collège, on court, on s’interpelle, on bouscule les chaises et les tables, on envahit l’espace, on sature le volume sonore ; Pierre, lui, attend que les rangs se forment, puis il ouvre la porte, regarde garçons et filles rentrer un à un, échange par-ci par-là un « Bonjour » qui va de soi, referme la porte, se dirige à pas mesurés vers son bureau, les élèves attendant, debout derrière leurs chaises. Il les prie de s’asseoir, et commence. »
Un joli livre, qui mérite d’être lu : il fait aimer l’école et comprendre sa raison d’être.
Silvestre BAUDRILLART